Relire la crise à la lumière de l’écologie intégrale
Relire la crise à la lumière de l'écologie intégrale
Un éclairage de Joshtrom Isaac Kureethadam, SDB, Coordinateur de la section « Écologie », Dicastère pour le service du développement humain intégral (Vatican)
Source : webzine Tout est lié
Confrontés à une crise sans précédent, nous vivons actuellement une situation dramatique. La crise du coronavirus nous a frappés comme un coup de foudre. Notre vie quotidienne trépidante s’est interrompue brutalement. La perte de milliers de vies et les effets dévastateurs de la crise sur les moyens de subsistance et la sécurité des populations sont douloureux et préoccupants. Les récits de détresses et de misères qui touchent plus particulièrement nos frères et sœurs les plus vulnérables partout dans le monde nous atteignent profondément. Nous ne pouvons qu’espérer et prier pour que le cauchemar se termine bientôt.
Alors que plus de la moitié de la population mondiale est confinée, c’est un soulagement de penser que nombreux sont ceux qui ont choisi de s’arrêter pour réfléchir à des questions de fond. Bien sûr, la priorité actuelle est de faire face à la crise sanitaire. Naturellement, l’attention est concentrée sur le traitement des victimes du virus, les mesures drastiques de prévention à adopter pour contenir la pandémie et infléchir sa courbe de diffusion mais aussi sur celles qui permettront de limiter les impacts socio-économiques de la crise.
Mais dans le même temps, nombreux sont ceux qui ont le courage de s’interroger sur notre fragilité collective. Nous commençons à réfléchir ensemble sur “le sens de notre propre passage sur cette terre” (Laudato Si’, 160).
La crise du Covid-19 augure t-elle d’un nouveau départ, d’un nouveau projet pour l’humanité et pour la planète ? Toutes les souffrances et le “travail” actuel permettront-ils d’accoucher dans la douleur d’une nouvelle façon de vivre ensemble, soudés par plus d’amour, de compassion et de solidarité, dans une relation plus harmonieuse avec la nature, avec notre maison commune ? Notre réponse à la crise du coronavirus aboutira-t-elle à un monde plus soucieux du bien-être, pacifique et durable après des décennies d’égoïsme personnel décomplexé et de règne tout-puissant du profit en faveur des marchés mondiaux et au détriment des pauvres et de la planète ? Pour résumer, saurons-nous transformer cette crise en une opportunité de tirer parti de nos peurs, de susciter l’espoir et d’agir pour répondre à la crise sanitaire, économique, climatique et de la biodiversité en proposant des solutions pour bâtir des sociétés résilientes à long terme”[1] ?
C’est là que la perspective de l’ “écologie intégrale” proposée dans la lettre encyclique Laudato Si’[2] du pape François ouvre une nouvelle voie prometteuse. Il faut avoir une approche globale, comme le rappelle le pape François : “Étant donné que tout est intimement lié, […] les problèmes actuels requièrent un regard qui tienne compte de tous les aspects de la crise mondiale” (LS, 137).
L’intuition centrale de l’encyclique selon laquelle tout est lié et interdépendant va servir de base pour comprendre, analyser et trouver des solutions à la crise du coronavirus. Laudato Si’ nous rappelle que nous devons réfléchir et agir dans une perspective intégrée à l’échelle de la planète si nous voulons dépasser les catastrophes naturelles et socio-économiques auxquelles l’humanité est confrontée.
La perspective intégrale proposée par Laudato Si’ exige une approche et une compréhension globales de la crise du Covid-19 et de ses dommages collatéraux. Il serait sage d’entreprendre un diagnostic en profondeur des causes de cette catastrophe et de proposer une réponse collective et globale, esquissant ainsi les contours d’une relation plus durable et harmonieuse entre nous, les hommes, et avec la nature qui nous entoure. Les réflexions qui suivent, tentent de suivre cette approche.
1. Une compréhension intégrale de la crise du Covid-19 et de ses conséquences
Comme le pape François le rappelle dans Laudato Si’ : “Tout est lié dans le monde” (LS, 16).
Aucun problème ne peut-être pris en compte de façon isolée, il n’y a pas de solution miracle aux défis auxquels est confrontée l’humanité[3], encore moins pour lutter contre le Covid-19. Nous ne pouvons pas faire l’erreur de considérer la crise du coronavirus comme une simple crise sanitaire qui prendra fin avec la découverte d’un vaccin efficace, et dont les multiples impacts sociaux peuvent être résolus par des plans massifs de relance de “bien-être économique”. Nous devons prendre acte de la complexité de la crise actuelle qui impacte tous les domaines de la vie sociale, économique, commerciale, politique et exacerbe les inégalités.[4]
La crise du coronavirus “qui met à rude épreuve notre famille humaine” doit être comprise et résolue en même temps que les “défis de notre temps” auxquels notre monde est confronté[5]. Cette crise doit être comprise dans le contexte plus large de “la clameur de la Terre et la clameur des pauvres” (LS, 49). En fait, l’urgence Covid-19 n’est que le plus récent d’une série de signaux prouvant l’imminence de bouleversements naturels et socio-économiques cruciaux.
Avant tout, la crise du coronavirus doit être placée dans le contexte de la relation pathologique que l’homme entretient avec son environnement naturel. La communauté scientifique pointe l’importance de ce contexte depuis plusieurs décennies. La crise actuelle signale de façon très claire que nous avons dépassé des points de non-retour dans notre relation avec la nature qui nous entoure. Pour illustrer ce propos, évoquons “Planetary Boundaries” (2009/2015), une série d’études selon lesquelles nous avons déjà franchi des seuils cruciaux dans au moins quatre domaines : le climat, l’intégrité de la biosphère, la modification des paysages et les flux bio et géochimiques (dûs principalement à l’agriculture moderne)[6]. Les enjeux climatiques et ceux qui concernent la biodiversité sont les plus préoccupants. Le rapport 2018 du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat indique clairement que l’humanité n’a que 12 ans pour s’assurer que la température moyenne mondiale ne franchissse pas le seuil critique de 1,5° C, qui pourrait entraîner des conséquences catastrophiques. Dans le même temps, la Terre est au bord d’une sixième extinction massive d’espèces qui aura des conséquences désastreuses pour l’ensemble de ses écosystèmes.
La crise du coronavirus n’est pas un événement isolé mais doit être examinée dans le contexte plus large du “dépassement des limites” de la planète qui menace directement le bien-être des êtres humains et la survie de la civilisation humaine telle que nous la connaissons. Nous ne pouvons pas déconnecter la crise du Covid-19 d’autres catastrophes qui, comme des avertissements, ont récemment bouleversé notre environnement naturel, par exemple, les gigantesques incendies de forêts en Australie et en Amazonie, les inondations en Afrique de l’Est suivies par l’invasion imprévisible de criquets pèlerins dans des proportions bibliques, la fonte sans précédent de l’Arctique et récemment de l’Antarctique occidental, et la dernière constatation que l’hiver européen qui s’achève était de 3,5° C au-dessus de la normale. Lorsqu’il s’est exprimé au sujet de la crise du Coronavirus, le pape François a attiré l’attention sur notre incurie à l’égard des messages que la nature nous adresse.
Qui parle encore des incendies en Australie, ou se souvient qu’il y a dix-huit mois, un bateau pouvait traverser le Pôle Nord parce que les glaciers avaient tous fondus ? Qui parle des inondations ? J’ignore s’il s’agit d’une vengeance de la nature, mais il s’agit sans aucun doute d’une réponse de la nature[7].
La crise actuelle doit être replacée dans le contexte des relations de plus en plus tendues entre les hommes et la nature, qui nous envoie des signaux d’alarme depuis la Création. Nous approfondirons cette question dans la section consacrée aux racines de la crise actuelle.
Deuxièmement, pour comprendre la crise en profondeur, il nous faudra constater ses immenses et tragiques conséquences socio-économiques. Selon les propres mots du pape François, “les conséquences ont déjà commencé à être tragiques, douloureuses, alors il vaut mieux y penser maintenant” [8].
Le Covid-19 s’avère être la pire crise internationale depuis la Seconde Guerre mondiale. On estime que les retombées économiques de la pandémie mondiale pourraient accroître la pauvreté mondiale d’un demi-milliard de personnes, soit 8% de la population mondiale. Cela signifierait littéralement inverser une décennie de progrès mondiaux réalisés dans la réduction de la pauvreté. La pauvreté mondiale pourrait augmenter pour la première fois depuis 1990, mettant à rude épreuve l’objectif de développement durable des Nations unies pour y mettre fin d’ici 2030. [9]
L’un des effets les plus préoccupants de la pandémie est probablement le niveau de chômage sans précédent à travers le monde. L’Organisation internationale du travail prévoit que 6,7% des heures de travail dans le monde disparaîtront au deuxième trimestre 2020. Ce qui représente 195 millions de travailleurs à temps plein sans emploi.
Selon l’OIT (Organisation internationale du travail), près de 2,7 milliards de travailleurs, soit 81 % des 3,3 milliards des travailleurs dans le monde souffrent aujourd’hui de la fermeture totale ou partielle de leur lieu de travail. Les personnes les plus vulnérables sont celles qui travaillent dans le secteur informel (principalement dans les économies émergentes et en développement), soit environ deux milliards de personnes.
Les secteurs les plus touchés sont l’hébergement la restauration, la fabrication, la vente au détail et les activités commerciales et administratives[10]. Comme le Pape le rappelle dans Laudato Si’ : “Nous sommes appelés au travail dès notre création. On ne doit pas chercher à ce que le progrès technologique remplace de plus en plus le travail humain, car ainsi l’humanité se dégraderait elle-même. Le travail est une nécessité, il fait partie du sens de la vie sur cette terre, chemin de maturation, de développement humain et de réalisation personnelle” (LS, 128).
L’humanité tout entière pâtira de la crise du Covid-19 mais les plus pauvres seront également les plus durement éprouvés.
Ce virus nous affecte tous, même les princes et les stars de cinéma. Mais l’égalité s’arrête là. En exacerbant les inégalités extrêmes entre les riches et les pauvres, les nations riches et pauvres et entre les femmes et les hommes, cette crise non maîtrisée causera d’immenses souffrances[11].
Troisièmement, ayons à l’esprit que la crise du Covid-19 viendra encore aggraver la situation critique d’un monde divisé et prêt à craquer. Déjà, avant l’épidémie, nous vivions dans un monde rongé par la croissance des inégalités. Malheureusement, nous vivons comme une famille divisée au sein de laquelle 821 millions de membres ne peuvent même pas s’offrir un seul repas par jour, beaucoup n’ont pas accès à des installations sanitaires basiques et “l’augmentation du nombre de migrants fuyant la misère, accrue par la dégradation environnementale, est tragique” (LS, 25).
À cela s’ajoutent les défis colossaux de la sécurité mondiale liés à la prolifération nucléaire et à la course folle et imprudente à l’augmentation de cet arsenal, qui ont coûté aux économies nationales des milliards de dollars qui auraient dû être investis pour garantir l’accès à aux soins, à la nourriture, à un logement décent et permettre aux enfants d’accéder à une éducation de base.
Nous vivons dans un monde de plus en plus globalisé, interdépendant et soumis aux contraintes environnementales. La pandémie de Covid-19 illustre ces réalités[12], qui doivent être prises très au sérieux dans notre compréhension de la crise actuelle.
2. Les origines multiples de la crise du Covid-19
L’approche écologique intégrale de Laudato Si’ nous invite à entreprendre une analyse approfondie des multiples racines de l’urgence actuelle du Covid-19 avant de chercher à la résoudre. L’analyse approfondie des origines multiples de la pandémie est un préalable indispensable si nous voulons trouver des solutions efficaces. Trouver un antidote efficace nécessite un diagnostique précis des causes sous-jacentes du mal. Nous ne pouvons pas faire l’économie de nous attaquer aux causes profondes de la crise actuelle. Ainsi, la problématique écologique et notamment les phénomènes qui touchent à la biodiversité et au climat sont une composante essentielle de l’émergence et de la propagation d’agents pathogènes infectieux.
Les premiers hominidés étaient déjà confrontés aux maladies infectieuses. Il y a toujours eu une interface homme-animal “qui a favorisé la transmission inter-espèces, l’émergence et éventuellement l’évolution d’une pléthore d’agents pathogènes infectieux”[13]. De redoutables pandémies ont marqué l’histoire de l’humanité au cours des millénaires et nous avons assisté à une augmentation sans précédent des maladies infectieuses émergentes (MIE) ces dernières années[14]. Rien qu’au cours des dernières décennies, environ 300 nouveaux agents pathogènes infectieux sont apparus à la faveur de la destruction des habitats des espèces animales et des écosystèmes. Au début des années 2000, un coronavirus responsable du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) a fait son apparition en Chine et tué presque 800 personnes. Une décennie plus tard, un autre type de coronavirus, responsable du MERS (syndrome respiratoire du Moyen-Orient) a tué environ trois patients sur dix atteints du virus. La maladie mortelle à virus Ebola (EVD), apparue pour la première fois en 1976 au Zaïre a connu ses épisodes épidémiques les plus dramatiques en 2014-2016 en Afrique de l’Ouest et plus récemment en République démocratique du Congo.
Aujourd’hui, le nouveau coronavirus se propage rapidement à travers le monde, faisant de nombreuses victimes. Soulignons que ce nouveau coronavirus, comme ses prédécesseurs, est une maladie zoonotique d’origine animale due à des agents pathogènes passés des animaux sauvages aux humains puis diffusée par une transmission d’humain à humain. 70 % des infections zoonotiques sont liées à la faune sauvage et aux interventions humaines pour modifier l’environnement[15].
L’origine du nouveau coronavirus, comme celle du SRAS, du MERS ou encore de l’épidémie du virus Ebola, est liée à l’irruption humaine dans l’équilibre complexe des écosystèmes naturels par le commerce de la faune, la déforestation liée à l’exploitation minière, l’exploitation forestière, l’élevage, qui détruisent la biodiversité locale. Les scientifiques alertent sur le fait que “l’intervention humaine joue un rôle majeur dans la transmission des infections animales à l’homme”[16]. Nous savons depuis un certain temps que “de nombreuses maladies infectieuses émergentes actuelles sont associées à une modification humaine de l’environnement”[17]. Les interventions humaines, liées à l’exploitation des terres et à l’agriculture intensive, sont responsables de l’émergence fréquente de zoonoses au cours des dernières décennies[18]. L’activité humaine exerce une pression sans précédent sur l’environnement naturel avec, à la clef, des conséquences néfastes.
Voici une analyse limpide :
L’émergence des ces agents pathogènes à l’origine de graves problèmes de santé est la conséquence d’une série de facteurs dont la plupart sont liés à la croissance exponentielle des activités humaines. Parmi ces facteurs figurent la démographie galopante, l’augmentation de la fréquence et de la vitesse des voyages locaux et internationaux, le développement exponentiel de l’élevage et du commerce de viande, les pratiques agricoles industrielles qui favorisent le transfert d’agents pathogènes entre les animaux sauvages et les animaux domestiques et toute une série de changements environnementaux qui dégradent l’écosystème hébergeant les hôtes et favorisent la transmission des agents infectieux[19].
La crise du Covid-19 est révélatrice d’une vérité fondamentale que nous avons ignorée trop longtemps, à savoir que nous ne pouvons pas rester en bonne santé si nos relations avec la planète et les écosystèmes environnementaux sont toxiques. En fait, le nouveau coronavirus et ses précédents “avatars” sont strictement liés à des souches récentes favorisées par les interventions humaines au sein de l’écosystème de notre Terre et en particulier sur la biodiversité. La santé des hommes et celle de la planète sont intimement liées. Il est temps d’admettre que “l’être humain n’est pas pleinement autonome” (LS, 105). Comme le déclarait Jean Paul II en 1990 : “aucune intervention dans un domaine de l’écosystème ne peut se dispenser de prendre en considération ses conséquences dans d’autres domaines”[20] (LS, 131).
Avec la destruction rapide des écosystèmes vitaux de la Terre, nous favorisons la future évolution de virus plus récents, plus adaptés à l’homme et plus meurtriers pour lui. Le Covid-19 et d’autres virus meurtriers d’origine animale comme le virus Ebola en Afrique ou encore Nipah en Asie sont un cri d’alarme pour que l’humanité prenne conscience qu’elle ne peut pas exister et prospérer, si nous détruisons les écosystèmes auxquels nous appartenons et qui sont à l’origine de la vie. La nature nous envoie un message clair[21]. Il existe un lien évident entre la santé de la faune et la santé humaine et environnementale[22], que nous ne pouvons ignorer qu’à nos risques et périls.
Dans l’émergence et la propagation de maladies infectieuses comme le Covid-19, le changement climatique joue lui aussi un rôle important. En fait, il menace de perturber les systèmes qui sous-tendent la santé et le bien-être humains. De nombreux agents de maladies infectieuses tels que les protozoaires, les bactéries et les virus sont très sensibles aux conditions climatiques comme la température et les précipitations[23]. Les changements dans les modèles climatiques et les variations saisonnières ont une incidence sur la propagation et la diffusion des agents pathogènes zoonotiques[24]. W.J. Tabachnick propose un résumé technique synthétique à cet égard.
Le changement climatique peut avoir un impact sur l’épidémiologie des maladies à transmission vectorielle. Les changements climatiques influeront sur les vecteurs d’arthropodes, leur cycle de vie et leur cycle biologique, ce qui entraînera des changements dans la distribution des vecteurs et des agents pathogènes et des changements dans la capacité des arthropodes à transmettre des agents pathogènes. Le climat peut affecter la façon dont les agents pathogènes interagissent avec le vecteur arthropode et l’hôte humain ou animal[25].
L’approche écologique intégrale de Laudato Si’ nous invite à aller plus loin et à sonder les profondeurs de la crise écologique à la lumière du nouveau coronavirus. Les raisons profondes qui nous ont amenés à piller la Terre en appauvrissant la biodiversité, la crise climatique, la pollution, le gaspillage et l’épuisement des ressources naturelles – et qui ont toutes un lien direct ou indirect avec la crise actuelle – trouvent leur fondement dans une conception du monde qui favorise une relation agressive et destructrice avec la nature, la création divine. C’est ce que le pape François appelle dans Laudato Si’ le “paradigme technocratique dominant”. Comme ce dernier nous le rappelle : “Il y a une manière de comprendre la vie et l’activité humaine qui a dévié et qui contredit la réalité jusqu’à lui nuire.
Pourquoi ne pouvons-nous pas nous arrêter pour y penser ?” (LS, 101). Comme le souligne le Pape dans plusieurs extraits de l’encyclique : “On n’a pas encore fini de prendre en compte les racines les plus profondes des dérèglements actuels qui sont en rapport avec l’orientation, les fins, le sens et le contexte social de la croissance technologique et économique” (LS, 109).
Les racines les plus profondes de la crise actuelle trouvent leur fondement dans le paradigme technocratique et économique actuel qui est lui-même basé sur un “anthropocentrisme excessif” (LS, 116) et “l’individualisme rampant” (LS, 162), au détriment du reste de notre environnement naturel et des habitants les plus pauvres et vulnérables de notre maison commune.
3. Une réponse intégrale à la crise du Covid-19
En ces temps de crises, nous devons privilégier une vision du monde intégrée, en considérant que la crise sanitaire pandémique et la crise sanitaire écologique sont profondément interconnectées et que les solutions doivent l’être également. Cela signifie que nous ne pouvons plus nous permettre d’examiner les problèmes séparément ni de leur apporter des solutions distinctes.
Le pape François nous invite à développer une écologie intégrale pour nous guérir de notre manière fragmentée d’appréhender le monde. L’écologie intégrale envisage les choses différemment, ce qui requiert une approche globale de nos manières de penser, d’être et de vivre, en accord avec les politiques, les programmes d’éducation et de santé, les modes de vie et la spiritualité correspondante. L’écologie intégrale est un nouveau paradigme selon lequel aucune forme de connaissance ou de sagesse ne doit être mise de coté. “Étant donné que tout est intimement lié, et que les problèmes actuels requièrent un regard qui tienne compte de tous les aspects de la crise mondiale, je propose à présent que nous nous arrêtions pour penser aux diverses composantes d’une écologie intégrale, qui a clairement des dimensions humaines et sociales” (LS, 137).
L’écologie intégrale intègre le bien-être humain et écologique au sein de la spiritualité. L’évolution de la façon dont nous prenons soin les uns des autres et de la création tout entière a été baptisée “conversion écologique” [26]. La conversion écologique est à la fois personnelle et collective et fait appel aux processus et aux résultats d’un changement radical dans la façon dont une personne (et une communauté) voit, pense, écoute, ressent, vit et agit dans le monde grâce à un déclic dans la prise de conscience de la necessité de prendre soin de la création.
La conversion écologique guérit et renouvelle les relations avec soi-même, les personnes qui nous entourent, les organisations et l’ensemble de la Création ; elle est absolument nécessaire en cette période de crise du Covid-19.
Confrontés à un diagnostic qui identifie des causes profondes, il est essentiel de réfléchir, de discerner et de faire évoluer des schémas souvent anciens. Nous devons être attentifs aux souffrances de ce monde pour trouver les moyens de protéger les plus vulnérables de nos sociétés. Nous sommes également invités à évoluer personellement pour être à même de relayer l’enseignement social du bien commun, en faisant des sacrifices pour vivre de façon authentique dans l’amour de la Création. “La conscience de la gravité de la crise culturelle et écologique doit se traduire par de nouvelles habitudes” (LS, 209). Par exemple, nous devons apprendre à prendre soin de nous en utilisant le moins de plastique et en générant le moins de déchets possible.
La conversion personnelle se nourrit d’une réponse collective plus large qui fait s’épanouir une approche collaborative éthique de la vie en communauté, avec des entreprises éthiques, des agriculteurs respectueux de l’environnement et des gouvernements qui mettent en œuvre des réformes systémiques et économiques telles que des modèles d’économie circulaire produisant très peu de déchets. Une éducation écologique intégrale comprend l’éthique et les écosystèmes planétaires comme fondements pour soutenir la formation intellectuelle, sociale et culturelle nécessaire au sein des populations. Pour que l’humanité voie le monde comme un tout global et traite chaque parcelle de ce monde avec le respect qu’accorderait un Créateur aimant, il faut beaucoup d’apprentissage et d’expérimentation.
Compte tenu de la tendance de l’homme à opter pour des solutions anthropocentrées et de la tentation du “tout technologique”, l’approche écologique intégrale emprunte la voie du dialogue et de l’action promue par les populations elles-même. Il faut inciter les dirigeants à inviter chacun à collaborer et à participer à la transformation spirituelle, sociale, écologique et culturelle, plutôt que de se focaliser uniquement sur l’environnement ou de promouvoir des experts pour montrer la voie à suivre. Cela ne signifie pas qu’il faut négliger l’environnement naturel, mais plutôt que les relations avec et entre les dimensions économique, sociale, écologique et culturelle de la société sont organisées dans un dialogue commun. Dans l’approche écologique intégrale, les experts et la technologie ont un rôle à jouer mais ni les experts ni la technologie ne montrent la voie.
Les traditions religieuses proposent des récits de sagesse qui, aujourd’hui, aident à discerner les moyens appropriés et créatifs pour aller de l’avant. “Il est nécessaire d’avoir aussi recours aux diverses richesses culturelles des peuples, à l’art et à la poésie, à la vie intérieure et à la spiritualité. Si nous cherchons vraiment à construire une écologie qui nous permette de restaurer tout ce que nous avons détruit, alors aucune branche des sciences et aucune forme de sagesse ne peut être laissée de côté, la sagesse religieuse non plus, avec son langage propre” (LS, 63). Prendre soin les uns des autres et de l’environnement naturel est une réponse pleine d’amour à la crise actuelle. La tradition biblique établit clairement que cette réhabilitation implique la redécouverte et le respect des rythmes inscrits dans la nature par la main du Créateur (LS, 71). Cet appel compatissant à prendre soin de notre maison commune va de la pensée et du sentiment à l’action. Ainsi il faut une réforme structurelle de nos institutions, politiques et pratiques relatives à l’alimentation en eau et en nourriture pour réaliser l’écologie intégrale[27]. Comme nous le rappelle le pape François dans Laudato Si’ “Il est fondamental de chercher des solutions intégrales qui prennent en compte les interactions des systèmes naturels entre eux et avec les systèmes sociaux. […] Les possibilités de solution requièrent une approche intégrale pour combattre la pauvreté, pour rendre la dignité aux exclus et simultanément pour préserver la nature” (LS, 139).
Il existe quelques exemples de solutions envisagées suite à la crise du Covid-19 qui correspondent aux critères prioritaires de l’écologie intégrale parmi lesquels :
– Investir dans les industries de l’énergie propre comme le solaire et l’éolien grâce aux crédits d’impôt pour les énergies propres. Des études ont montré que ces industries nécessitent plus de main-d’œuvre et créent plus d’emplois que les industries des combustibles fossiles.
– Promouvoir la formation professionnelle dans le domaine des énergies propres du futur, en particulier en proposant des opportunités aux travailleurs qui quittent les industries de combustibles fossiles et aux populations à faibles revenus.
– Investir dans les transports publics pour garantir aux travailleurs l’accès à de nouveaux emplois tout en réduisant la pollution et en contribuant à limiter le changement climatique.
– Investir dans les infrastructures pour garantir l’accès de tous à l’eau potable. Pendant la pandémie Covid-19, nous voyons combien les plus vulnérables sont exposés à un risque accru d’infection parce qu’ils ne peuvent pas appliquer les recommandations en matière d’hygiène.
– Renforcer les normes et la surveillance de la pollution atmosphérique, notamment concernant le mercure et les autres métaux toxiques, et maintenir les études d’impact sur l’environnement. C’est nécessaire pour réduire la pollution à laquelle sont exposées trop de populations, et en particulier celles à faibles revenus, les exposant directement à des risques viraux comme le Covid-19
– Réorienter une partie du budget militaire pour soutenir les migrants, la santé publique, les programmes humanitaires, la capacité à affronter les catastrophes et les infrastructures durables dans les pays en développement.
Il est clair que pour nous protéger mutuellement, nous devons à présent réduire autant que possible les menaces de futures pandémies et la crise climatique mondiale. La crise du coronavirus est une opportunité unique “d’unir toute la famille humaine dans la recherche d’un développement durable et intégral, car nous savons que les choses peuvent changer. Le Créateur ne nous abandonne pas. […] L’humanité possède encore la capacité de collaborer pour construire notre maison commune” (LS, 13).
Joshtrom Isaac Kureethadam, SDB
Coordinateur de la section « Écologie »
Dicastère pour le service du développement humain intégral (Vatican)
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[1] The Club of Rome, “Open Letter to Global Leaders – A Health Planet for Healthy People” (26 mars 2020). https://clubofrome.org/impact-hubs/climate-emergency/open-letter-to-global-leaders-a-healthy-planet-for-healthy-people/
[2] Pape François, Laudato Si’, lettre encyclique sur la sauvegarde de la Maison commune, 2015.
[3] Nous pouvons nous rappeler à cet égard, comment certains dirigeants populistes prétendent résoudre les défis planétaires comme la migration, par exemple, avec des propositions simplistes comme la fermeture de ports ou l’érection de murs de frontières nationaux, ignorant les racines complexes du problème qui appellent des solutions intégrées.
[4] Voir à ce sujet Alastair Brown – Richard Horton, “A Planetary Health Perspective on Covid-19”, The Lancet 395/10230 (April 4, 2020), DOI. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(20)30742-X
[5] Pape Francois, “Message Urbi et Orbi”, 12 avril 2020.
[6] J. Rockström (et all.), « A Safe Operating Space for Humanity » in Nature 461 (24 septembre 2009), 472-473; Will Steffen (et all.), “Planetary Boundaries: Guiding Human Development on a Changing Planet,” Science 347 (8 January 2015), [DOI:10.1126/science.1259855].
[7] Austen Ivereigh, “Pope Francis on Living with Covid-19: ‘A Time of Great Uncertainty’”, Commonweal (8 April 2020).
9 Id.
[9] Andy Sumner, Chris Hoy, and Eduardo Ortiz-Juar, Estimates of the Impact of COVID-19 on Global Poverty (Helsinki: The United Nations University World Institute for Development Economics Research, April 2020).
[10] International Labour Organization, “ILO Monitor 2nd Edition: Covid-19 and the World of Work. Updated Estimates and Analysis” (7 April 2020).
[11] Oxfam, “Dignity not Destitution: An ‘Economic Rescue Plan for All’ to tackle the Coronavirus crisis and rebuild a more equal world (9 April 2020), 1.
[12] Alastair Brown – Richard Horton, “A Planetary Health Perspective on Covid-19”, The Lancet 395/10230 (April 4, 2020), DOI. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(20)30742-X
[13] L.A. Reperant, G. Cornaglia and A.D. Osterhaus, “The Importance of Understanding the Human-Animal Interface: From Early Hominins to Global Citizens”, Current Topics in Microbiology and Immunology 365 (2013), 49.
[14] See P. Daszak, A.A. Cunnigham and A.D. Hyatt, “Anthropogenic Environmental Change and the Emergence of Infectious Diseases in Wildlife”, Acta Tropica 78/2 (2001), 103-16 ; L.H. Taylor, S.M. Latham and M.E.J. Woolhouse, “Risk Factors for Human Disease Emergence”, Philosophical Transactions of the Royal Society B 356 (2001), 983-989 ; R.G. Bengis, F.A. Leighton, J.R. Fischer, M. Artois, T. Mörner and C.M. Tate, “The Role of Wildlife in Emerging and Re-emerging Zoonoses”, Revue Scientifique et Technique 23/2 (2004), 497-511 ; L.A. Reperant, G. Cornaglia and A.D. Osterhaus, “The Importance of Understanding the Human-Animal Interface: From Early Hominins to Global Citizens”, Current Topics in Microbiology and Immunology 365 (2013), 49-81.
[15] See M.K. Rostal, K.J. Olival, E.H. Loh and W.B. Karesh, “Wildlife: The Need to Better Understand the Linkages”, Current Topics in Microbiology and Immunology 365 (2013), 101-25.
[16] B.J. McMahon, S. Morand and J.S. Gray, “Ecosystem Change and Zoonoses in the Anthropocene”, Zoonoses and Public Health 65/7 (2018), 755.
[17] J.M. Pearce-Duvet, “The Origin of Human Pathogens: Evaluating the Role of Agriculture and Domestic Animals in the Evolution of Human Disease”, Biological Reviews of the Cambridge Philosophical Society 81/3 (2006), 369. Voir aussi P. Daszak, A.A. Cunnigham and A.D. Hyatt, “Anthropogentic Environmental Change and the Emergence of Infectious Diseases in Wildlife”, Acta Tropica 78/2 (2001), 103-16.
[18] M. Greger, “The Human/Animal Interface: Emergence and Resurgence of Zoonotic Infectious Diseases”, Critical Reviews in Microbiology 33/4 (2007), 243. Voir aussi E. Jánová, “Emerging and Threatening Vector-borne Zoonoses in the World and in Europe: A Brief Update”, Pathogens and Global Health 113/2 (2019), 49-57.
[19] R.G. Bengis, F.A. Leighton, J.R. Fischer, M. Artois, T. Mörner and C.M. Tate, “The Role of Wildlife in Emerging and Re-emerging Zoonoses”, Revue Scientifique et Technique 23/2 (2004), 497.
[20] Pape Jean Paul II, Message pour la Journée mondiale de la paix 1990, 6, AAS 82 (1990), 150.
[21] À ce sujet, l’avertissement d’Inger Andersen, responsable du programme environnemental des Nations unies est pertinent. Voir Damian Carrington, “Coronavirus: ‘Nature is Sending Us a Message’, Says UN Environment Chief” in The Guardian (25 March 2020).
[22] Voir à ce sujet M.K. Rostal, K.J. Olival, E.H. Loh and W.B. Karesh, “Wildlife: The Need to Better Understand the Linkages”, Current Topics in Microbiology and Immunology 365 (2013), 101-25. Voir aussi P. Trinh, J.R. Zaneveld, S. Safranek and P.M. Rabinowitz, “One Health Relationships Between Human, Animal and Environmental Microbiomes: A Mini-Review”, Frontiers in Public Health 6 (2018), 235.
[23] Voir Jonathan A. Patz, “Impact of Regional Climate Change on Human Health”, Nature 438 (2005), 310-17.
[24] S. de La Rocque, J.A. Rioux, and J. Slingenbergh, “Climate Change: Effects on Animal Disease Systems and Implications for Surveillance and Control”, Revue scientifique et technique 27/2 (2008), 339-54.
[25] W.J. Tabachnick, “Challenges in Predicting Climate and Environmental Effecs on Vector-borne Disease Episystems in a Changing World”, The Journal of Experimental Biology 213/6 (2010), 946.
[26] Le terme “conversion écologique” a été utilisé pour la première fois par le pape Jean Paul II au cours d’une audience générale (17 janvier 2001). Il est cité par le pape François dans Laudato Si’. Voir LS, 217.
[27] Yeung, O., and Johnston, K. (2020). Resetting the World with Wellness: Work, Health, and Dignity. Miami, FL: Global Wellness Institute.