Homélie du cardinal Sarah à Diaconia 2013
De la contemplation du Christ découle l’agir chrétien, social et politique.
Lectures : Ac, 1,1-11 ; Psaume 46 ; He 9, 24-26 ; 10, 19-23 ; Lc 24, 46-53
Bien chers Frères et Sœurs,
Je voudrais tout d’abord saluer avec une respectueuse et fraternelle amitié Monsieur le Cardinal Jean-Pierre Ricard, leurs Excellences Monseigneur le Nonce Apostolique, Luigi Ventura, et Monseigneur Bernard Housset, et en même temps remercier les Evêques et l’Eglise de France de nous avoir invité Mgr Giovanni Pietro Dal Toso et moi-même, à prendre part, au nom du Conseil Pontifical Cor Unum, à cette célébration Diaconia 2013.
C’est une excellente initiative d’avoir pris le temps de réfléchir et de prier, dans vos différents diocèses, pour mieux comprendre et vivre la Diaconie à la lumière de l’Evangile et de l’Encyclique Deus Caritas Est, de Benoît XVI. Et aujourd’hui, à l’ombre de Notre Dame de Lourdes et dans une attitude d’humilité et de foi semblable à la sienne, nous voulons recueillir les fruits abondants que l’Esprit Saint a produits au cours de ces deux ans de prière et de réflexion sur le service ou mieux la pastorale de la charité de l’Eglise qui est en France. Et nous voulons surtout le faire en présence de Jésus qui monte au ciel et nous demande de poursuivre sa mission : une mission qui consiste essentiellement à servir et à donner sa vie aux autres, à révéler et à rendre présents la compassion et l’amour de Dieu dans un monde souvent désemparé, angoissé et de plus en plus cruel.
Après Lourdes, en continuant à prier et à réfléchir sur la Diaconie, nous aurons toujours et absolument besoin de fixer nos regards vers Jésus, notre seul Maître et Modèle de vie. Car la contemplation du Mystère du Christ nous est nécessaire en tout temps : C’est d’elle que découle l’agir chrétien, le rayonnement familial, social et politique de la vie intérieure, tout l’ordre moral en somme. Quelle merveilleuse Providence divine, que notre Assemblée de Lourdes coïncide avec la Fête de l’Ascension du Seigneur !
Aujourd’hui, en effet, en célébrant la Solennité de l’Ascension du Seigneur, nous contemplons le Mystère de Jésus qui « monte » au Ciel. Et les Apôtres, réunis autour de lui, lui demandaient : « Seigneur, est-ce maintenant que tu vas rétablir la royauté en Israël ? » (Act 1,6).
C’était une question très importante ! C’était comme pour dire : Est-ce que nous pouvons finalement ne plus nous en préoccuper ? Est-il arrivé, le moment où tous nos doutes et toutes nos misères vont disparaître ? Avons-nous finalement vaincu le mal une fois pour toutes ? Quand vas-tu prouver de façon définitive que tu es le Messie ? Ce n’était pas la première fois que les Apôtres demandaient à Jésus si le moment était arrivé de tout mettre au clair et de manifester ouvertement que c’est lui le Messie attendu (Mt 11,2-3 ; Lc 7,18-28). Derrière ces questions se cache, peut-être, le désir paresseux de ne plus devoir se fatiguer à lutter contre les divisions, les difficultés, les menaces de mort et les agressions des Juifs ; mais on peut aussi y percevoir l’attente de ces hommes fragiles, faibles, incertains, incrédules et tenaillés par la peur devant un monde qui leur est hostile et marqué par le péché.
Ce sont des questions qui nous hantent aussi, tout particulièrement lorsque nous voyons la violence et la perversion du mal, la persécution et la mort qui se déchaînent et détruisent tout autour de nous et tout près de nous. Alors nous nous demandons avec angoisse : Quand l’Amour sera-t-il donc vainqueur des haines, des violences et des guerres qui sèment partout la terreur, la souffrance et la mort ? Quand la mort sera-t-elle vaincue pour toujours ? Quand les larmes des hommes, des femmes, et des enfants surtout, seront-elles essuyées ? Quand donc la misère, la faim, les injustices, les violences et les massacres de tant d’innocents vont-elles disparaître de notre planète ?
Jésus ne répond pas à ces questions. Nous avons souvent une compréhension limitée et matérialiste de la vie et nous la réduisons à nos affaires et nos succès économiques et au bien-être matériel et socio politique. La vie, dit Jésus, est bien plus grande qu’il ne nous « appartient pas de connaître les délais et les dates que le Père a fixés dans sa liberté souveraine » (Act 1,7). Malgré son silence devant nos questions, Jésus, Notre Seigneur et Notre Dieu, ne nous laisse cependant pas seuls ; il nous promet une force puissante, celle de l’Esprit Saint qui viendra sur les disciples.
Le Christ est donc monté dans le Sanctuaire du Ciel, un Sanctuaire qui n’est pas construit par des mains d’hommes comme le sont nos Eglises. « Il est vraiment entré dans le Ciel même, afin de se tenir maintenant pour nous devant la face de Dieu » (cf He 9,24). Et pourtant chaque fois que nous célébrons la Sainte Liturgie Eucharistique, nous sommes comme associés et intimement impliqués dans le Mystère même de l’Ascension. Chaque Dimanche, quand nous entrons dans notre Eglise paroissiale, ne nous sentons-nous pas et ne sommes-nous pas réellement accueillis en présence de Dieu ? Ne vivons-nous pas avec Jésus le Mystère de l’Ascension ?
De l’ambon, comme de la montagne des Béatitudes ou la petite Colline de Béthanie, Jésus parle aux siens et les bénit. Et la nuée, qui l’enveloppait et l’avait fait disparaître aux yeux des disciples, le jour de l’Ascension, n’est-elle pas semblable à la nuée de l’encens qui entoure l’Autel et qui couvre la Sainte Hostie consacrée et la Coupe du Salut quand elles sont élevées au Ciel au moment de la Consécration ? Chaque Consécration Eucharistique et l’Elévation de l’Hostie et du Calice nous rappellent le Mystère de l’Ascension du Seigneur. Malheureusement, l’encens a été aboli, éliminé dans beaucoup de nos célébrations eucharistiques dominicales, comme quelque chose d’archaïque et d’impropre à notre civilisation post-moderne. Et pourtant l’encens est le symbole de la nuée dont le Seigneur s’entoure et se drape mais il est aussi la fumée des parfums qui s’élève devant Dieu, avec la prière des Saints (cf. Ap 8,4).
L’Ascension du Seigneur au Ciel ne veut pas dire que Jésus s’éloigne de ses disciples. Elle signifie plutôt que Jésus a rejoint le Père et qu’il siège désormais à la droite de Dieu dans la Gloire du Ciel. Monter veut donc dire entrer dans une relation définitive et intime avec Dieu le Père et retrouver la Gloire qu’il a toujours partagée avec Lui de toute éternité. « Et maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi de la Gloire que j’avais auprès de toi, avant que fût le monde » (Jn 17,5).
Il ne faut surtout pas comprendre cette montée du Christ au Ciel dans un sens spatial. Cela signifie que Jésus est présent partout, en tout lieu et en tout moment ; exactement comme le ciel nous couvre et nous enveloppe, ainsi le Seigneur, en montant au Ciel, nous couvre et nous enveloppe tous. Je dirais même davantage : Jésus en montant au Ciel, enveloppe et couvre le monde entier et toute l’histoire humaine exactement comme le Ciel enveloppe toute l’étendue de la terre. Ce n’est donc pas un acte d’éloignement et de distance par rapport à ses disciples. C’est bien plutôt un rapprochement plus dense et plus grand, plus intime et plus intérieur. Si ce n’était ainsi, on ne comprendrait pas la joie des disciples. Comment pourrait-on se réjouir, en effet, au moment où Jésus s’éloigne et disparaît à leurs yeux de chair ? Et pourtant Saint Luc écrit : « Puis Jésus les emmena jusque vers Béthanie et, levant les mains, il les bénit. Tandis qu’il les bénissait, il se sépara d’eux et fut emporté au Ciel. Ils se prosternèrent devant lui, puis ils retournèrent à Jérusalem, remplis de joie » (Lc 24,50-52).
Les Apôtres, non seulement ne sont pas tristes de la séparation, mais sont réellement remplis de joie et de paix profonde parce qu’ils ont expérimenté de manière nouvelle, plus dense, plus intérieure et plus réelle la présence de Jésus. Que s’est-il donc passé ? Ce jour-là, les disciples ont vécu une profonde expérience religieuse : la certitude d’être aimés d’un Amour immense qui les unit inséparablement au Christ. Ils ont vraiment, réellement et intimement expérimenté et compris que le Seigneur était désormais définitivement et plus intensément avec eux, à travers sa Parole et l’Esprit Saint. « Nous reconnaissons, en effet, dit St Jean, qu’il demeure en nous, et nous en lui, parce qu’il nous a donné son Esprit » (1 Jn 4,13). Il était désormais avec eux dans l’Eucharistie. Une Présence, mystérieuse certes, mais véritablement plus réelle, plus dense, plus intime, plus intérieure qu’auparavant. Sans aucun doute, les Apôtres se sont souvenus des paroles de Jésus : « De même, je vous le dis en vérité, si deux d’entre vous, sur la terre, unissent leurs voix pour demander quoi que ce soit, cela leur sera accordé par mon Père qui est aux Cieux. Que deux ou trois, en effet, soient réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux » (Mt 18, 19-20).
Le jour de l’Ascension, les Apôtres ont parfaitement compris le sens profond de ces paroles. En n’importe quelle partie du monde, en n’importe quelle époque et en n’importe quel moment de la journée ou de la nuit où les disciples se réunissent en son nom, le Christ est au milieu d’eux. Depuis l’Ascension du Seigneur jusqu’aujourd’hui, la Présence de Jésus est devenue encore plus étendue dans l’espace et le temps. Jésus accompagne ses disciples partout et toujours, surtout au moment des grandes épreuves et tribulations de l’Eglise. De là est né le motif de leur grande joie. A l’exception du péché, désormais rien ni personne dans le monde ne pourra plus attrister les chrétiens, personne ne pourra plus les séparer de Jésus et de la joie qu’il déverse dans le cœur de ses disciples. Cette joie des Apôtres est aussi la nôtre, chers frères et sœurs.
Nous voilà réunis, nous aussi, au nom du Seigneur Jésus pour célébrer avec joie l’Ascension du Seigneur et la Diaconie, c’est-à-dire la grâce et la joie qui nous sont faites de servir Jésus en servant les pauvres et les nécessiteux dans l’amour et le respect de leur dignité d’hommes et d’enfants de Dieu. Comme pour les Apôtres, pour nous aussi Jésus est à la fois parti, mais au même moment il reste avec nous. Jésus ne peut pas nous laisser seuls. « Lui, en effet, dit Saint Augustin, alors qu’il est là-haut, est aussi avec nous ; et alors que nous sommes ici, nous sommes aussi avec Lui, … car Il est notre Tête, et nous sommes son Corps » (St Augustin). Il est au Ciel, et Il se donne chaque jour à nous comme Aliment dans l’Hostie Sainte, sacrement de la Présence et de l’Amour du Seigneur au milieu des siens ! Certes Jésus est monté au Ciel, il a disparu de nos yeux. Mais nous savons contempler le Mystère du Christ si nous nous efforçons de le voir avec des yeux limpides et purs, et un cœur renouvelé par l’Esprit-Saint ; et nous pouvons nous rendre compte que même maintenant, il nous est possible d’entrer dans une relation personnelle et intime avec Jésus.
Nous pouvons le voir de nos propres yeux et le toucher de nos mains. Jésus lui-même nous a clairement montré le chemin qui nous conduit vers une réelle et profonde intimité avec Lui : C’est le Pain Eucharistique et la Parole de Vie. Nous nourrir de l’Eucharistie, connaître et accomplir ce qu’il est venu nous apprendre et en même temps nous prosterner et parler avec Lui dans la prière, voilà ce qui remplit notre vie de la présence de Dieu et nous comble de joie et de paix. « Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui » (Jn 6,57). Lorsque nous mangeons son Corps et buvons son Sang : son corps devient notre corps, son sang se mêle à notre sang. Nous pouvons vraiment dire comme St Paul : « je vis mais ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la Foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2,19-20).
Oui, ce n’est plus nous qui vivons, c’est le Christ qui vit en nous. Et nous devenons consanguins car c’est son sang qui désormais circule dans nos veines et fait de nous des frères et sœurs, et des « citoyens du Peuple Saint, membres de la Famille de Dieu » (Eph 2,14). Jésus est parti mais il vit au plus intime de notre existence. Il est présent en toutes nos activités caritatives, et c’est en son nom que l’Eglise mobilise tous ses membres, toutes ses ressources et toutes ses énergies, pour venir en aide aux pauvres et aux nécessiteux. Il est parti, mais il nous envoie le Saint-Esprit, le Paraclet qui dirige et sanctifie nos âmes. Il vient confirmer et réaliser pleinement ce que Jésus nous a enseigné, à savoir que nous sommes enfants de Dieu ; que nous n’avons pas reçu un esprit d’esclaves pour retomber dans la crainte et la tristesse, mais un esprit de fils adoptifs qui nous fait nous écrier : Abba, Père (cf. Rm 8,15).
Ce même Esprit fait de nous des missionnaires. Car, à nous aussi, Jésus redit aujourd’hui : « Vous allez recevoir une force, celle du Saint-Esprit qui viendra sur vous. Alors vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la Terre » (Act 1,7-8). « Allez donc ! De toutes les nations faites des disciples, baptisez-les au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit ; et apprenez-leur à garder mes commandements » (cf. Mt 28,19-20). Notre vocation d’enfants de Dieu, au milieu du monde, exige non seulement que nous travaillions à notre propre sanctification, mais aussi que nous puissions aider les hommes, qui vivent et s’organisent « comme si Dieu n’existait pas », à revenir vers Dieu notre Père. La grande mission que nous avons reçue, de par notre Baptême, est celle de coopérer au salut du monde, de l’aider à se purifier des occasions de péché par lesquelles nous l’enlaidissons, nous l’abîmons et le défigurons, pour le reconduire vers Dieu. « La charité du Christ nous presse » (2 Co 5,14) de prendre sur nos épaules une partie de cette tâche divine qui est le rachat des âmes.
L’Apostolat fait partie de la nature même du chrétien. Ce n’est pas quelque chose de rajouté, de superposé, d’extérieur à son activité quotidienne, à ses occupations professionnelles. Le chrétien doit révéler partout et à tous l’Amour et la compassion de Dieu. Pourtant le chrétien ne se contente pas de s’investir pour soulager uniquement les pauvretés, les misères, les souffrances et les maladies physiques. Il ne suffit pas de donner du pain, un abri et de meilleurs conditions de vie matérielles. Il y des maladies et des misères humaines beaucoup plus graves qui menacent notre humanité : ce sont ces sociétés dominées par l’eros de l’argent et du sexe, les destructions du mariage et de la famille et les profondes déviations anthropologiques et morales. Ce sont ces réalités douloureuses que le Pape François appelle « les périphéries où règne le mystère du péché, de l’ignorance, de l’indifférence religieuse et des misères morales de toutes sortes ».
Et c’est au nom de son but le plus noble, c’est au nom de Jésus Christ que l’Eglise devra être subversive et critique envers toutes les réalisations bornées de ce monde. Présente au cœur de toutes les situations humaines, solidaire des pauvres et des opprimés, il ne lui sera pas permis d’identifier son espérance avec l’une des espérances de l’histoire. Bien entendu, cela ne pourra pas signifier de sa part désengagement ou critique à bon marché. La vigilance que doit exercer l’Eglise est bien plus onéreuse et difficile. Il s’agit simultanément d’assumer les espérances humaines et de les vérifier à l’aune de la Résurrection du Christ. C’est le Christ Ressuscité et son Evangile qui, d’une part, soutiennent tout engagement authentique pour la libération de l’homme et, d’autre part, contestent toute absolutisation des moyens terrestres. L’Eglise rejette toute lutte politique ou idéologique comme argument ou moyen porteur de charité. Tout en aidant les pauvres à avoir une vie humaine digne, tout en respectant leur croyance et conviction personnelles, tout en combattant à la manière de Jésus et avec les armes de Dieu : en ayant « comme chaussures aux pieds le zèle à propager l’Evangile de la paix et en tenant toujours en main le bouclier de la Foi et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la Parole de Dieu » (cf. Ep 6,10-20), l’Eglise doit offrir aux hommes la plus grande richesse et leur véritable bonheur qu’est Dieu.
C’est cela qu’a voulu dire Benoît XVI, lorsque, dans Deus Caritas Est, il a déclaré : « La charité ne doit pas être un moyen au service de ce qu’on appelle aujourd’hui le prosélytisme. L’Amour est gratuit. Il n’est pas utilisé pour parvenir à d’autres fins. Cela ne signifie pas toutefois que l’action caritative doive laisser de côté, pour ainsi dire, Dieu et le Christ. C’est toujours l’homme tout entier qui est en jeu. Souvent, c’est précisément l’absence de Dieu qui est la racine la plus profonde de la souffrance humaine » (DCE n.31c).
Dans notre engagement en faveur des pauvres et des nécessiteux, dirigeons sans cesse nos regards et notre cœur vers Jésus Christ. Soyons intimement unis à Jésus-Christ, Notre Seigneur, auquel nous parvenons grâce à la Bienveillance maternelle de la Très Sainte Vierge Marie, Notre Mère, et par Lui, au Père des Miséricordes et à l’Esprit Saint. C’est pourquoi, ici à Lourdes, lieu de rencontre avec la tendresse miséricordieuse de Dieu et de guérison de toutes les misères humaines, comme aussi dans nos maisons, à travers le chapelet quotidien, accourons à Marie, comme le firent les Apôtres après l’Ascension du Seigneur : « ils s’en retournèrent alors à Jérusalem et, tous, d’un même cœur, ils étaient assidus à la prière… avec Marie, la Mère de Jésus » (Act 1,12-14). « Sachant cela, heureux, serez-vous, si vous le faites » (cf. Jn 13,17). Amen.