Dans le filet
Jean RODHAIN, "Dans le filet", MSC, n° 232, juillet-août 1972, pp. 1-2.
Dans le filet
Plus j’avance (c’est-à-dire plus je vieillis), plus je deviens ce pêcheur, esclave du dépôt que la vague voudra bien lui laisser au fond du filet. Je fais cet aveu devant la multitude des spécialistes à peine sortis du biberon qui, une clef anglaise à la main, se croient chargés de modifier les structures de ce monde. Je les admire et je les fuis. Je les fuis car, n’ayant aucune mission de modeler la Création, je me contente de regarder et j’essaye de comprendre ce qui me reste au fond du filet.
Car le 106 de la rue du Bac est, finalement, une barque dont le filet remonte chaque soir tant de lettres, tant de visites, tant de cas, qu’on reste confondu par ce que le flot humain vient, ici, déposer. Le bilan d’une seule journée suffit à me faire rêver...
L’Afrique est proche
Cet archevêque d’Afrique centrale est un magnifique Noir de deux mètres de haut. Il est venu ce matin - avec le Supérieur de son séminaire - plaider ici la cause de son diocèse. Il va devoir fermer son séminaire. Non point par manque de vocations comme en France. Au contraire : il surabonde de vocations. Mais il fermera son séminaire parce que nos vieilles chrétientés ne lui envoient plus - comme jadis - de quoi faire vivre les séminaristes.
Il va inviter aussi ses prêtres, à quitter leurs paroisses pour s’embaucher dans les souks. J’interroge : « C’est une mesure destinée à un meilleur contact avec la masse ? » - « Pas du tout, réplique l’archevêque. Nos prêtres vivent en pleine masse populaire, mais comme les paroisses françaises diminuent leurs envois d’honoraires de messes, il faut qu’ils travaillent pour subsister... »
D’une écriture à peine tremblée
Dans le courrier de ce matin, ce billet :
« Je vous envoie pour le Rosier Rouge, 5.000 anciens francs. C’est la dernière fois que je vous écris de ma main, car j’ai vu le jour le 3 mars 1871, donc j’ai plus de 101 ans et je vous demande une prière pour le repos de mon âme. - J. D. »
Le visiteur inquiet
Si j’apprends que mon voisin a eu pendant l’occupation - il y a trente ans de cela - une attitude coupable, suis-je tenu de le dénoncer ? »
Je lui réponds :
Certainement non. Les réconciliations entre nations, aujourd’hui spectaculairement réalisées, devraient entraîner une réconciliation entre Français. »
Lu dans une semaine religieuse
En application de la recommandation faite par l’assemblée évêques-prêtres à Lourdes, que dans les budgets diocésains on réserve une part pour la mission universelle de l’Église, l’association diocésaine a voté une résolution tendant à attribuer 1 % des recettes ordinaires aux besoins des missions et des peuples en voie de développement, et a invité prêtres et fidèles à donner 1 % de leurs ressources personnelles dans le même but.
(Diocèse de Saint-Denis - Paris.)
Un cas rocambolesque
Visite d’une femme dont le mari a enlevé le fils (8 ans), puis est parti se cacher avec lui dans un Ashram de la banlieue de Calcutta ; elle voudrait que nous financions son voyage en Inde pour essayer de retrouver l’enfant. L’histoire me paraît romanesque et je suis sceptique...
Je fais vérifier par notre service « Migrations ». L’histoire est exacte, mais il n’y a pas une chance sur mille de retrouver la piste et de ramener l’enfant à Paris. Je refuse de verser un seul sou.
Ai-je tort ? Ai-je raison ?
Au dos d’un mandat
Toute la famille s’est cotisée.
Les parents : 100 F pour le Rosier Rouge, André et Pierre ; 30 F pour le Vietnam ; Annette : 18 F pour un colis prisons, et Catherine (6 ans) : 2 F pour un os à votre chien. Total : 150 F - A.F.B.
La note du comptable
L’ordinateur étant incapable de me donner des renseignements au niveau de mon moyen cerveau, j’ai demandé au comptable de prendre son crayon et de noter, parmi les chèques postaux arrivés, combien de versements chaque jour et à quelle intention.
Et ce soir le vieux comptable pose sur mon bureau la récapitulation de la semaine.
Evidemment, en face des besoins immenses des multiples misères, ces chiffres sont pauvres. Mais je découvre qu’après la colonne des « Cas Messages », les colonnes les plus remplies concernent l’aide au Vietnam et surtout le Rosier Rouge. Il n’y a pas un seul don important mais une multitude de petits mandats. C’est déjà la période « creuse » des vacances, et malgré cela des milliers de lecteurs ont compris le service que cette fondation du Rosier Rouge allait offrir aux familles des malades. Ils ont deviné que dans cette période « creuse », cette fondation allait se trouver aux prises avec les factures de toutes les entreprises. Ajoutez à cela les mêmes gestes dans 97 Délégations de province...
Au fond du filet il y a un capital extraordinaire de confiance.
Je ne reconstruis pas le monde : je regarde. Et je constate que ces détails, c’est tout autre chose qu’une entreprise de dépannage : lorsque chaque famille du village se privera de 1 %, alors son Conseil Municipal s’ouvrira tout naturellement aux problèmes du Tiers Monde. C’est l’histoire du petit grain de sénevé...
Ce ne sont que détails, mais au moment où vous partez en vacances je sais que ces petits détails de notre vie familiale ne vous sembleront pas négligeables…
Bonnes vacances, donc
Jean RODHAIN.