La moisson imprévue
Jean RODHAIN, « La moisson imprévue », Messages de l’aumônerie générale, n° 10, 10 août 1945, p. 1.
La moisson imprévue
Les "Missions Pontificales" sont maintenant connues des déportés. L’une d’elles partie de Rome sous la conduite de Monseigneur Caroll, travaille dans la région de Münich. Six autres parties du 120 rue du Cherche-Midi, à Paris, sont éparpillées de Milan à Dachau, et de Mauthausen à Bergen-Belsen. Ainsi quelques douzaines d’aumôniers à bord des voitures de l’Aumônerie, visitent les isolés ou recherchent dans les prisons les traces des disparus, tandis que soixante religieuses parisiennes, aux cornettes variées, soignent des Polonais et des Belges, et des Russes, recueillent des enfants abandonnés, ou distribuent médicaments qui viennent de partout, mais tout spécialement d’Amérique, grâce aux catholiques des Etats-Unis, dont l’organisation "National Catholic Welfare Conference", par ses bureaux de New-York, alimente généreusement nos missions Pontificales.
Ici, chaque jour, avouons-le, le responsable de cette équipée se demande avec inquiétude quel coup risque de frapper ses équipes. En avril, tel camion est sorti sans dommage d’une embuscade du maquis allemand. Ensuite, tout un groupe est resté six semaines indemne en plein typhus. Or, voici qu’aujourd’hui la mort frappe durement la famille. Mais là où on s’y attendait le moins.
Chaque semaine, un câblogramme nous tenait au courant des préparatifs faits à New-York. Dans les bureaux du "National Catholic Welfare Conference", vingt secrétaires travaillaient dans le rythme trépidant et joyeux d’un building américain, bien tranquilles "à l’arrière". Pour un peu, nous les aurions regardées comme on regarde les films américains, remplis de dactylos heureuses, très heureuses.
Seulement ce building s’appelait l’Empire State Building, et les bureaux de nos amies étaient au 79ème étage. Le 79ème étage, c’est-à-dire exactement l’étage traversé par ce bombardier aveugle, et soudain embrasé.
Onze de nos amies américaines ont ainsi rejoint en un instant, dans la même cendre, nos morts des fours crématoires du Büchenwald.
Les autres sont blessées.
Les bureaux du "National Catholic Welfare Conference" n’existent plus.
Je vous demande une prière pour celles qui travaillèrent pour vous "à l’arrière".
Puisque, dans son champ, le Seigneur fauche brusquement sa moisson, là où il lui plaît, pour le Sacrifice indispensable.
La Campagne pour les rapatriés malades commence à peine, et déjà ses premières ouvrières ont payé pour qu’elle porte des fruits.
Si le grain de blé ne tombe en terre et meurt...
Jean RODHAIN