Charité d’Eglise 1960
Jean RODHAIN, "Charité d’Eglise 1960", p. 78-90, dans RENCONTRE INTERNATIONALE DE LA JEUNESSE VINCENTIENNE, Tricentenaire de Saint-Vincent de Paul, Paris, 1960.
Charité d’Église 1960
par Monseigneur RODHAIN,
Secrétaire général du Secours Catholique
Je dois commencer par vous faire un aveu : il m’arrive de voyager un peu, à travers les diocèses en France et à l’étranger, et dans chaque diocèse, à moins d’une interdiction de l’Évêque, ce qui arrive quelquefois, je suis généralement invité à faire une conférence au grand séminaire. Il y a dix ans, il y a cinq ans, en faisant cette conférence au grand sémi¬naire devant le jeune clergé, j’étais sûr d’avance de me heurter à un feu nourri d’objections contre la Charité et contre les oeuvres périmées de charité. Depuis trois ans je m’aperçois au contraire, d’abord que dans les grands séminaires il n’y a plus ce tir de barrage mais au contraire une curiosité nouvelle vis-à-vis de l’exercice de la charité. Je m’aperçois aussi que depuis trois ans, dans les différents diocèses que nous visitons, soit les aumôniers de collège, soit les délégations de jeunes étudiants viennent nous trouver pour nous interroger avec curiosité et avec intérêt sur les modalités possibles pour eux de s’adonner dans différentes oeuvres à une activité charitable. Il y a là indiscutablement et votre présence ici ce soir en est la preuve dans l’Église, une action du Saint Esprit qui fait parmi les jeunes dans tous les pays, fermenter pour l’ins¬tant un intérêt nouveau vers toutes ces questions de charité. C’est ce qui me vaut peut-être le très grand honneur d’avoir pendant quelques minutes devant vous, à parler de cette Charité d’Église en 1960.
Le 1er août 1617, un jeune curé arrive dans une paroisse où il vient d’être désigné. Et deux jours après, c’est un dimanche, il monte en chaire pour prêcher à ses paroissiens il avait préparé un très beau sermon, et en montant en chaire, il change de sujet : il vient de découvrir, on vient de lui faire découvrir dans sa paroisse, à deux kilomètres de l’église paroissiale, une famille dans une misère incroyable ; c’est un fermier malade, la femme est paralytique, les enfants sont sans soin et sans nourriture depuis plusieurs semaines, et aussitôt, toute l’homélie du jeune curé consiste à appeler ses paroissiens au secours de cette famille misérable. Le soir, après les vêpres, ce jeune curé désireux de vérifier le résultat de son éloquence, quitte son presbytère et se rend vers cette ferme éloignée. A l’aller et retour, il rencontre un véritable cortège de ses paroissiens : quarante sept familles se sont rendues dans cette ferme misérable, ayant apporté quarante sept pots de bouillon. Le dimanche suivant, le jeune curé fait un deuxième sermon sur le thème : « Mes frères, votre charité est admirable, mais elle est désordonnée ; nous allons, dans notre paroisse, créer un comité local de charité. » Troisième dimanche : installation par ce jeune curé du premier comité paroissial de charité. J’ai oublié de vous dire, mes chers amis, que ce jeune curé s’appelait saint Vincent de Paul, que cette paroisse s’appelait Châtillon les Dombes. Dans toute sa vie, il semble qu’il ait appliqué la même méthode qui consiste premièrement à regarder la misère, deuxièmement à réaliser quelque chose, troisièmement à réunir les gens pour réaliser quelque chose et quatrièmement à révéler autre chose.
Premièrement, regarder la misère : ça paraît tout simple. Déjà, dans l’Évangile, pour le riche, ce n’était pas si simple puisque ce riche qui avait bon cœur, si bon cœur puisque, en enfer, ce lieu racornissant, il ne pensait qu’à sa famille, il interpellait le Père Abraham pour que ses parents ne tombent pas dans le même châtiment, il intercédait pour qu’on envoie des prophètes avertir les siens ; mais pendant toute sa vie, ce riche, qui avait bon cœur, n’avait pas su regarder le pauvre Lazare qu’il voyait tous les matins, mais qu’il ne savait pas regarder dans sa misère ; le mal, la difficulté que nous avons tous à deviner, à regarder la misère près de nous ! Si vous venez à Lourdes, je vous invite à venir voir la Cité Secours, montée près de la Grotte, pour les pèlerins pauvres, pour laquelle on nous fait des compliments et dont je ne suis pas fier du tout parce que dans les compliments qu’on nous fait, on prétend généralement que dans cette Cité, nous avons su découvrir la pauvreté ; ce n’est pas vrai. Bien sûr, depuis trois ans, nous y avons déjà accueilli, paraît il, quarante ou quarante cinq mille pauvres gens qui, sans cela, ne seraient jamais venus à Lourdes, c’est possible. Mais même ces pauvres, le mal que nous avons à comprendre leur pauvreté !
L’an dernier, j’étais dans notre Cité et, au bureau, nous étions en train d’étudier les dossiers qu’on nous envoie, parce que nous n’acceptons là que ceux des groupes qui ont un certificat de leur curé ou de leur comité, qui prouve qu’ils ne sont jamais venus à Lourdes et qu’ils n’ont pas les moyens de se payer l’hôtel. Et en dépouillant un dossier, je m’apercevais que, dans la liste d’un groupe, notre délégué local avait ajouté un billet signalant que, dans le groupe, la dernière personne mentionnée était une pauvre vieille femme de laquelle nous devrions prendre grand soin parce que, notait il, c’est une malade qui, tous les jours, tombait plusieurs fois en syncope. J’avoue que je me suis fâché parce que nous avions déjà signalé à tous nos correspondants que nous ne prenions pas de malades : dans cette Cité Secours, nous ne sommes pas équipés, nous n’avons pas d’infirmerie et à Lourdes, il y a des œuvres admirables : les hospitaliers, l’Asile Notre Dame, qui sont faits pour les malades ; mais enfin, on ne pouvait pas l’éliminer parce que le groupe arrivait le lendemain, on ne pouvait pas la refuser. Nous nous sommes contentés de signaler à la responsable du dortoir cette pauvre femme en demandant qu’on fasse très attention à ses syncopes. Le groupe arrive ; le premier jour : pas de syncope, deuxième jour : pas de syncope, troisième jour : pas de syncope et le cinquième jour, en la reconduisant en gare, notre responsable a complimenté cette pauvre femme sur cette santé apparemment rétablie à Lourdes. Elle a eu cette réponse bouleversante : « Oh ! Madame, ce n’est pas étonnant : si, depuis cinq jours, je n’ai pas eu de syncope, il y a une raison très simple, c’est qu’à la Cité Secours, depuis cinq jours, j’ai mangé à ma faim, il y a si longtemps que ça ne m’était pas arrivé ! » Et elle a avoué très simplement, que depuis des années, elle ne faisait chaque semaine que deux repas. Elle n’était pas malade, elle était sous alimentée ; c’était une pauvre femme. Mais personne, dans sa paroisse, n’avait remarqué que jamais elle n’allait chez le boucher, mais personne dans sa paroisse n’avait remarqué qu’elle n’allait que très rarement chez l’épicier. Elle tombait en syncope, on disait : elle est malade. Ni le curé, ni les voisins, ni notre excellent délégué du Secours catholique n’avaient deviné que, derrière cette maladie, il y avait une sous alimentation : il y avait une pauvreté de nos voisins, à deviner la pauvreté de ceux qui sont loin. Bien sûr, depuis l’appel de Son Éminence le Cardinal Feltin et du Pasteur Boegner, en mai de l’an dernier, tout le monde connaît la misère des regroupés en Algérie. Bien sûr, maintenant il y a eu des collectes, des envois de lait et tout le monde sait que dans notre misère d’Algérie, il y a en particulier, un peu plus d’un million de femmes et d’enfants qui, victimes de la situation, victimes de la persécution des fellagha, sont regroupés dans des conditions difficiles et sont sous alimentés. Mais ce qui m’étonne le plus dans cette découverte, c’est qu’avant le rapport que nous avons publié l’an dernier, moi-même, je ne savais rien ; avant l’enquête que j’ai faite, avant la synthèse que j’ai publiée, moi-même, j’ignorais tout. Ainsi, depuis cinq années, des milliers de reporters, des milliers de cinéastes, des milliers de photographes sur l’Algérie avaient fait des reportages très intéressants, avaient parlé de tous les aspects ; personne, aucun d’entre eux, n’avait jamais dit un mot ni publié une photographie sur ce million de femmes et d’enfants réfugiés, à l’époque de la technique de l’information, à l’époque de la rapidité de la radiodiffusion ; le mal que nous avons à découvrir les misères lointaines ou les misères proches !
Premier problème de la charité d’Église en 1960 : savoir regarder, regarder les misères, quels que soient nos problèmes techniques. Quand je faisais le catéchisme, quand j’expliquais la guérison des paralytiques, j’ai entendu un de mes enfants du catéchisme se lever, demander la parole et me poser cette question inattendue : « Monsieur l’Abbé, comment se fait il que Notre Seigneur, qui connaissait la pénicilline, n’ait pas donné de la pénicilline au paralytique ? » La question a l’air saugrenue, elle ne l’est pas tant que ça. Il est certain que le Seigneur Jésus, au lieu de guérir un paralytique, aurait pu s’il l’avait voulu, parce qu’il connaissait la pénicilline, la dévoiler tout de suite, s’il avait voulu, parce qu’il savait tout, créer à Jérusalem une Faculté de Médecine, une Faculté de Chirurgie, une Faculté de Pharmacie, aurait pu faire avancer toutes les sciences au service de la maladie, de vingt siècles en un instant ; que de milliers de malades, que de centaines de milliers d’agonisants il aurait soulagés en dévoilant ces progrès techniques ! Il ne l’a pas fait. Il a fait mieux : il a regardé ces malades d’un tel regard que Pierre et Jacques et André qui avaient l’habitude, regardant les malades, de dire : « Mais quel crime a t il fait, quelle faute a t il commise ? », se sont mis à regarder ces malades d’un autre regard et qu’au lende¬main de la Pentecôte, Pierre, près de la belle porte, s’adres¬sant au boiteux : « Je n’ai ni or, ni argent, mais ce que j’ai, je te le donne ». Ce regard du Seigneur, ça dépasse toutes les questions techniques. Savoir regarder la misère en 1960, quels que soient les progrès des lois sociales, auprès de l’agonisant, auprès de l’infirme, auprès de celui qui souffre, c’est, je crois, le premier problème.
Deuxième problème : réaliser. Mes chers amis, autant la vertu théologale de la charité est immuable, autant elle durera dans l’éternité, autant les modes, les modalités de cette charité, il semble que l’Église au cours des siècles les ait adaptées. Et s’il fallait le mettre en équation, nous pourrions peut-être dire que l’Église a cherché au cours des siècles à assumer de moins en moins de charges techniques et a suscité de plus en plus de présence chrétienne dans les responsabilités techniques.
Dans l’Ancien Testament, les prêtres de Moïse étaient à la fois des prêtres offrant au Seigneur la prière et le sacrifice du peuple de Dieu, mais en même temps ils étaient aussi vété¬rinaires, pharmaciens et médecins. Dès le début du sacerdoce de l’Église, les Apôtres quittent ces rôles pharmaceutiques et médicaux, ils sont les prêtres de Jésus Christ. Et encore, dès le lendemain de la Pentecôte, ils créent le premier mouve¬ment spécialisé pour se dégager des tâches charitables, pour s’adonner uniquement à la prière, et à la prédication de la parole de Dieu ; ils créent le diaconat, ce premier mouvement spécialisé : ils assument moins, ils suscitent davantage. On pourrait faire tout un raccourci historique pour montrer que les diaconies du troisième siècle ne sont déjà plus les diacres du premier siècle, pour montrer que les ordres hospitaliers du huitième siècle ne sont plus les diaconies du troisième siècle à Rome : on voit que dans l’ensemble l’Église, au fur et à mesure qu’elle s’aperçoit que le pouvoir civil, la féodalité, les Communes, l’État, devient capable d’assumer certaines tâches, s’efface pour laisser le pouvoir civil assumer ces tâches de charité.
Il y a eu à certains siècles, à Avignon et tout le long du Rhône, des Confréries de pontonniers qui, par charité pour les voyageurs, construisaient des ponts et les entretenaient. C’est fini maintenant, ce sont les Ponts et Chaussées qui le font et très bien ; l’Église a quitté ce rôle matériel. Il y a eu pendant des siècles au Grand et au Petit Saint Bernard, des monastères qui ont été chargés, par charité pour les pèlerins se rendant vers Rome, de les accueillir, de les conduire et de les secourir : c’est fini. Toutes les nuits, tous les jours, il y a des milliers de voyageurs qui se rendent à Rome à travers les Alpes, c’est la Compagnie de Chemins de Fer qui s’en occupe très bien ; l’Église a quitté ce rôle technique ; elle est présente dans les Ponts et Chaussées, dans la S.N.C.F. autrement, par ses militants syndicaux ; elle n’y est plus présente, techniquement. Prenez la miniature d’une ville française ou allemande, ou autrichienne ou italienne du quinzième siècle, vous voyez sur cette miniature l’architecture qui groupe tout autour de la cathédrale, la léproserie, la maladrerie, l’Hôtel Dieu, toutes les institutions hospitalières ou soignantes, l’Église avait le monopole de tout ce qui était soignant et charitable. Prenez pour cette même ville italienne, ou espagnole, ou allemande, ou française, une vue aérienne en juillet 1960 ; vous apercevez la masse blanche de nouveaux bâtiments, c’est l’hôpital interdépartemental, c’est la clinique, c’est la maternité, qui relèvent de qui ? de l’État, de la société, de la municipalité, de la profession, de la caisse départementale d’allocations familiales ; l’historien vous dira qu’inspirée par une hérédité chrétienne, qu’inspirée consciemment ou inconsciemment, et plus généralement inconsciemment par l’enseignement des Souverains Pontifes, c’est l’État, c’est le législateur, c’est la cité, c’est la profession qui a assumé la charge des pauvres, des vieillards, des infirmes ; l’Église assume moins, elle suscite plus.
Sur le plan international, cette équation a pris une accélération encore bien plus visible depuis vingt ans. Les accords de Yalta et de Potsdam ont provoqué en Europe, en 1945 et 1946, ce que nous appelons encore pudiquement le mouvement des populations, et ce que les historiens dans cinquante ans appelleront avec des noms plus énergiques et plus vrais. Ces mouvements de population ont porté d’abord sur dix millions de la zone Est qui ont été transportés de ce côté-ci du rideau de fer, et la République Allemande de Bonn a réussi ce tour de force incroyable de les accueillir, de les reloger dans un pays ruiné et de les assimiler ; l’opération est terminée.
Ces opérations ont porté aussi sur 12 millions de Russes blancs, de Polonais, de Baltes, de Lituaniens, de Roumains, de Tchèques, qui seraient aujourd’hui en 1960, quinze ans après, douze millions de cadavres s’il n’y avait pas eu depuis quinze ans des organisations laïques, je dis des organisations laïques, internationales qui ont pris en charge ces millions de personnes déplacées, qui les ont logées, qui les ont nourries, qui les ont habillées, qui les ont soignées, qui les ont transportées aux États Unis, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande et dans différents pays d’Europe et qui ont dépensé des milliards de dollars pour ce transport et pour leur réinstallation.
Cette opération continue et je prétends qu’elle nous intéresse tous pour plusieurs raisons : premièrement aux yeux du Seigneur Jésus, c’est la première fois, dans l’histoire de l’humanité, que l’humanité entière s’unit pour sauver douze millions d’êtres humains. Si un verre d’eau est récompensé parce qu’il est donné à un pauvre, aux yeux du Seigneur, dans l’histoire de l’humanité tout de même, il doit plaire au Seigneur et on ne le dit pas assez qu’à notre époque, l’humanité ait fait un geste pareil. Ça nous intéresse pour une deuxième raison, Messieurs, une raison bien plus basse, mais qui nous touche : qui est ce qui paie cette opération ? Elle a été faite par des organisations laïques qui ne sont que les bras séculiers de l’O.N.U. ; c’est l’O.N.U. qui paie. L’O.N.U. paie avec quoi, avec les cotisations des États membres ; c’est l’Italie, c’est l’Allemagne, c’est l’Autriche, c’est la France, c’est l’Espagne, ce sont tous les pays qui, chaque année, versent des milliards pour cette opération qui continue encore maintenant. Tous les contribuables le savent ils ? Combien y en a-t il parmi vous comme contribuables de gens qui, en payant leurs impôts, savent qu’une part, une part minime, une part réelle contribue à cette opération internationale qui plaît aux yeux du Christ ! Est ce que ça diminuerait l’amertume du versement au percepteur, je n’en sais rien, mais c’est exact, nous sommes touchés, nous nous privons, nous payons.
Troisième raison pour laquelle ça nous intéresse, et de la part de l’Église. Certains me diront que l’Église a fait des gestes symboliques, qu’il y a eu une mission vaticane qui s’est promenée dans les camps. Oui c’est vieux, c’est passé. Que dans certains pays, le Canada, la France, l’Allemagne, les oeuvres privées ont accueilli cent, deux cents, mille, quinze cents vieillards, c’est bien. Ce n’est rien au point de vue arithmétique par rapport à douze millions ! La politique du Saint-Siège a été de ne pas créer d’organisme concurrent, mais de s’insérer dans ces institutions existantes ; assumer moins, susciter plus. C’est très différent de la politique du Saint Siège il y a cent ans ! Il y a 80 ans, on voyait un cardinal Lavigerie, poussé par le Souverain Pontife, fonder l’œuvre anti esclavagiste, voyager à travers toute l’Europe, collecter des millions, susciter des bonnes volontés pour sauver des esclaves. On n’a pas vu, et le Saint Siège aurait interdit, qu’un Cardinal quelconque, installât maintenant une Œuvre pour les réfugiés.
En créant en 1949 à Genève, la Commission internationale catholique d’Émigration, le Saint Siège a voulu que, dans le cadre de l’O.N.U., l’Église soit présente par cette institution internationale... Toutes les Caritas du monde entier y sont présentes. Dans l’architecture de l’Église, c’est un mode de présence pas assez connu, mais c’est le mode actuel de la charité dans l’institution. La création par le Saint Siège, en 1950 à Rome, de « Caritas Internationalis » qui fédère autour d’une même table les Conférences de Saint Vincent de Paul du monde entier, les Dames de Charité du monde entier, les quarante sept Secours catholiques nationaux du monde entier, avait pour but, non pas seulement de les coordonner, non pas seulement d’arriver à une harmonie au moment d’un secours à distribuer, mais surtout d’obtenir le statut consultatif B à l’O.N.U., par conséquent la présence et à New York et à Genève et à Berlin et à l’O.N.U et à la F.A.O. et à l’O.M.S. de toutes les oeuvres de charité du monde entier, qui parlant en votre nom, interviennent pour les droits de la personne humaine et pour la défense de la famille. C’est nouveau dans l’histoire de l’Église, c’est là où l’Église prend place dans les institutions.
Ça nous intéresse pourquoi ? Pour deux raisons. Premièrement dans ces instances internationales, le crédit que l’on a dépend de ce que l’on représente. Chaque fois que vous êtes coordonnés sur le plan diocésain, sur le plan national, vous représentez sur le plan international davantage de crédit. Deuxième raison pour laquelle ça vous touche : dans ces grandes organisations internationales, on manque de responsables. Monseigneur Ligoutti, représentant du Saint Siège à la F.A.O., il n’y a pas longtemps, cherchait deux cents représentants techniciens catholiques agricoles que la F.A.O. réclamait comme fonctionnaires pour les pays sous développés ; on ne les a pas trouvés. Dans ces formes modernes de présence de l’Église on ne recrute pas de militants et d’apôtres ; non pas qu’il n’y ait pas de générosité, mais il ne s’est trouvé personne, ni dans le clergé, ni parmi les laïques, pour se tourner vers les jeunes et leur montrer leur place, leur vocation, dans cette organisation moderne, nouvelle, vraie, efficace, internationale, où l’Église appelle les jeunes, non pas à faire de l’archéologie, du diaconat ancien, mais à exercer une représentation de charité moderne ; il ne s’agit pas de réveiller de vieilles formes qui sont enterrées, il s’agit de s’insérer au nom de l’Église, dans des formes modernes et internationales ; c’est en cela je crois, Messieurs, que c’est passionnant.
Troisième point : réunir. Dans tout ce travail international, on se rend bien compte que l’efficacité tient à la cohésion. Au lendemain de la catastrophe de Fréjus, Monseigneur Swanstrom, qui est à la tête du Secours catholique américain, me télégraphiait pour m’envoyer des condoléances et pour me proposer, m’annoncer qu’à bord d’un cargo américain en rade de New York, les catholiques américains étaient en train de charger 80.000 costumes neufs à destination des pauvres sinistrés de Fréjus. Je vous avoue que j’ai répondu au cher Monseigneur Swanstrom à New York que je le remerciais pour ses condoléances et que je refusais ses 80.000 costumes neufs. Pourquoi ? Parce que ça n’aurait pas été honnête. Fréjus a été une catastrophe douloureuse, mais à Fréjus il y a quatre cent cinquante morts qui, au cimetière, n’ont plus besoin de costumes, et le millier de sinistrés a reçu dans les huit jours suivants, grâce à la générosité du monde entier, un chiffre de vêtements nécessaires à l’habiller pendant un siècle, par conséquent, ils n’ont plus besoin de rien. J’ai donc proposé à Monseigneur Swanstrom de détourner ces costumes, je dis bien de détourner, ces costumes de Fréjus vers Oran ou Alger, afin de pouvoir vêtir ceux de nos regroupés qui dans l’Aurès ou en Kabylie avaient très froid. Et, il y a deux mois, le cargo américain a été déchargé en rade d’Oran. Par conséquent j’ai fait, je l’avoue, sans aucune contrition, un détournement de 80.000 costumes avec le consentement de Monseigneur Swanstrom. Et nous continuons pour toutes les questions, et tout le monde nous donne raison, mais ce n’est pos¬sible qu’à la condition qu’il y ait une table autour de laquelle, à Rome ou ailleurs, les responsables nationaux de Charité se retrouvent régulièrement pour étudier les misères et pour, loyalement, honnêtement, voir de quelle manière elles doi¬vent être réparties. Le public aspire à ces répartitions ; dans la charité actuelle tout travail de coordination et d’harmonisation est rentable aux yeux du Seigneur et aux yeux du public. Et là nous touchons au quatrième point :
Saint Vincent de Paul ne s’est pas contenté de réaliser, saint Vincent de Paul ne s’est pas contenté de réunir ses paroissiens. Il a eu cette idée au moment de commencer sa grand-messe, toute sa charité a été liée dès son premier sermon à l’Eucharistie, et c’est là le point final par lequel je voudrais terminer. Bien sûr tout le travail de saint Vincent de Paul a été une révélation, et tout votre travail de charité sera une révélation pour le public. A celui qui vient vous apporter cent couvertures pour Fréjus, vous révélez que peut être, dans la maison il y a une pauvre femme qui grelotte de froid depuis des années, et qu’il vaudrait mieux que ce soit à elle qu’on donne une couverture. À celui qui vient vous apporter un million pour Fréjus, vous faites comprendre que, dans sa rue, cet industriel a peut être un jeune ménage qui depuis trois ans est mal logé dans un grenier ; qu’il vaudrait mieux que ce soit vers ce prochain proche que soit tournée cette offrande. Il y a là tout un travail de pédagogie que vous voulez faire. Mais ça va beaucoup plus loin, parce que, dès qu’on touche à une question de charité, cette révélation ne va pas seulement révéler la misère du prochain, elle révèle aussi autre chose. Le centurion qui aimait son serviteur, s’était adressé pour le guérir au pharmacien, au médecin. Ne trouvant aucun succès, on lui indique un certain Jésus de Nazareth, et il va le trouver au profit de son serviteur. Il trouve la guérison du serviteur, mais du même coup il découvre le Seigneur. Pour combien d’âmes, c’est en ayant le souci du prochain, qu’au fond du chemin elles ont trouvé, non seulement le prochain secouru, mais le Seigneur qui attendait ! Chaque fois que vous ouvrez un chantier de charité, qu’il s’agisse de collecte de charbon, qu’il s’agisse d’une distribution de pain, qu’il s’agisse d’un vestiaire, qu’il s’agisse d’une Cité Secours, vous avez remarqué l’arrivée de gens inattendus, qui viennent vous proposer leurs services. Ce sont des gens qui jusque là paraissaient lointains, hostiles, ou secrets, et puis tout d’un coup qui semblent embauchés, intéressés, c’est l’immense cortège qui part du fond de la Palestine, qui part du lac de Tibériade et qui vient par millions nous dire : « Jusqu’ici personne, personne ne nous avait embauchés » ; ils attendaient. Il y avait au fond de leur cœur, au fond de leur âme cette étincelle, cette grâce, cette prédisposition au Seigneur et à l’amour de leurs frères qui n’avaient besoin que d’une occasion providentielle que vous leur fournirez. La charité est liée au lavement des pieds, le discours après la Cène a été fait après que Notre Seigneur se soit agenouillé humblement aux pieds de ses apôtres et leur ait rendu le service matériel, très matériel du mandatum. Quand vous ouvrez saint Matthieu au chapitre 26 , vous voyez typographiquement réunis sur la même page, d’un côté « Ceci est mon corps » et de l’autre côté sur la même page à quelques centimètres « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire » ; c’est la même personne, ce n’est pas le même mode, mais c’est la même personne : le Christ est le pain et c’est le pain partagé ; dès qu’on touche à la charité on touche à l’Eucharistie, dès qu’on touche au partage, c’est une révé¬lation qui va beaucoup plus loin que le pain partagé.
Messieurs, la charité de 1960 ce n’est pas seulement regarder la misère, ce n’est pas seulement réunir, ce n’est pas seulement rassembler, ce n’est pas seulement tenir compte des institutions internationales, c’est cet émerveillement de découvrir qu’on touche au Jeudi saint. A t on assez plaisanté ces congrès eucharistiques nationaux et internationaux qui étaient en train de s’enliser dans des formules de rassemblement périmé. Dans un mois nous serons à MUNICH et les Evêques allemands ont voulu que le Congrès de MUNICH soit tout entier sous le signe du pain partagé. Au point culminant de MUNICH le jeudi, il y aura une immense agapée. Tous les Evêques présents après la messe pontificale quitteront solennellement le stade et partiront en cortège dans toutes les prisons, dans tous les hôpitaux de MUNICH pour partager le pain avec les prisonniers et avec les malades. Le Christ, c’est vraiment le pain partagé. Quelle tentation pour des jeunes en 1960 ! Messieurs, c’est tout ce que je voulais vous dire.