On était plus tranquille avant
Jean RODHAIN, « On était plus tranquille avant… », Messages du Secours Catholique, n° 45, janvier 1955, p. 1.
On était plus tranquille avant
0n était plus tranquille, bien plus tranquille avant. C'était l'intimité. On était entre nous. Chaque soir en rentrant du bercail je passais voir s'ils n'avaient besoin de rien. Quelquefois, car ici les nuits sont fraîches pour un enfant si petit, j'apportais un peu de laine de mes brebis. Et je m'attardais si volontiers auprès du jeune ménage. Lui était brave, et rendant service volontiers. Par deux fois il a réparé les barrières de mon parc aux moutons, et son geste rude était bien celui d'un ouvrier sachant bien son métier. Mais, Elle, ce n'était pas une femme comme les autres. Elle était douce à regarder, et ferme cependant aux travaux du ménage. On ne voyait pas ses yeux et quand elle vous regardait, ce qui était rare, chacun baissait les siens. Elle ne parlait presque pas, et lorsqu'elle parlait tout de même, c'était pour dire des choses toutes simples, mais ça ne semblait pas venir de cette terre. On restait là, avec les autres bergers, le soir, sans pouvoir expliquer ce qui nous retenait, et cependant sans vouloir les quitter.
Tout a changé avec ces trois Orientaux et leur diable de caravane. D'abord ils avaient des visages d'étrangers. Ils parlaient des langues qui n'étaient pas de chez nous. Leurs montures faisaient peur à nos enfants et leurs esclaves ‑fort polis par ailleurs ‑ étaient accoutrés comme le sont les Samaritains. Et ils ont pris toute la place d'abord dans la crèche. C'était naturel puisqu'ils venaient de si loin.
Mais même ceux-là repartis, lorsque nous sommes chaque soir revenus, il restait près de la mangeoire ces coffrets par eux apportés. Il restait aussi quelque chose que je ne saurais pas bien dire et qui flottait dans l'intimité de la crèche : Joseph parlait souvent des maisons de ces Mages dont les charpentes, disait‑il, ne sont pas comme les nôtres. Marie parlait du roi nègre et du cuivré comme s'ils étaient de proches cousins de la famille.
Bien sûr on nous regardait du même air, mais on se sentait tout de même mieux « chez nous » près de l'Enfant, le premier soir après la fameuse nuit de décembre.
Maintenant que trente ans ont passé, ici dans la caverne qui me sert de retraite, toute cette histoire‑là je la repasse souvent en mon cœur. On raconte que Joseph est mort à Nazareth, mais que le Fils est maintenant en Galilée entouré d'une grande foule de disciples.
Peut‑être, qui sait, un jour cela fera du bruit. Peut-être bien, plus tard, il y aura du monde, beaucoup de monde pour le suivre, Celui que nous avons presque vu naître. Peut-être bien que de nouveaux bergers admis au plus près de son intimité verront arriver d'autres caravanes. Peut-être qu'on trouvera de nouvelles terres et de nouvelles races aux cheveux crépus et avec des yeux bridés. Peut-être qu'on découvrira le signe de ces trois rois. Dans 1.000 ans, dans 2.000 ans, que sais‑je, peut-être bien que dans les bergeries et dans les villes d'alors, les uns rediront comme j'ai dit : « On était plus tranquille avant ».
Peut-être bien, mon fils, qu'il faudrait se demander en fin de compte, devant le noir et le cuivré, si cet enfant, si ce doux enfant et sa douce Mère voulaient seulement notre tranquillité...
« Le Vieux Berger ». P. c. c. Mgr Jean RODHAIN.