Une actualité insoupçonnée : 4000 morts
Jean RODHAIN, « Une actualité insoupçonnée : 4000 morts », Messages du Secours Catholique, n° 34, novembre 1953, p. 2.
Une actualité insoupçonnée : 4000 morts
NON, il ne s'agit pas du raz de marée de Hollande, car le total des morts n'atteignait pas la moitié du chiffre ci‑dessus.
Il ne s'agit pas non plus du tremblement de terre de Grèce, car le bilan des morts en Céphalonie dépasse a peine le dixième de ce chiffre.
Ces quatre mille morts sont des Français, morts sur nos belles routes françaises, en l'an de grâce 1952. Malgré la pénicilline et notre progrès social, ils sont morts de multiples fractures. Ces "accidents" de la circulation ont rayé de notre sol français l'équivalent d'une petite sous‑préfecture.
En y ajoutant les blessés connus par les statistiques de la police de la route, on arrive au total de 85.696 victimes[1].
Imaginez qu'en Bretagne ou dans le Loir‑et‑Cher, un tremblement de terre fasse 80.000 blessés et 4.000 morts : le monde entier accourerait au secours et la France en deuil multiplierait les collectes. Ce chiffre énorme est cependant strictement égal à celui que ‑ sans y porter attention ‑ nous tuons et blessons « entre nous » par notre manière de conduire notre auto ou notre vélo. Je sais bien qu'il y a la part de l'involontaire, le pneu qui éclate ou la direction qui se bloque. Mais, là encore, la statistique est formelle; en 1952, 67 % de ces accidents sont attribuables non pas à un défaut mécanique, mais à l'insouciance, ou à l'imprudence, ou à l'énervement du conducteur.
Imaginez donc un cortège traversant votre ville, un cortège composé seulement de ces 67%, de ceux qu'on pouvait épargner : ce cortège comporterait donc 2.670 morts et 56.000 blessés. Tout le monde serait aux fenêtres pour un tel défilé. Il durerait, par rang de quatre, et au pas, de longues heures. Et la stupeur serait profonde d'apprendre que les responsables de ce massacre sont nos aimables compatriotes. Non pas des bandits de grand chemin, mais ce distingué notaire ou cette aimable voisine...
Je voudrais bien que les stupides perroquets, rabâchant sans cesse leurs ritournelles sur « les malheurs des siècles passés retardataires et ignorants du social », montent à leur balcon pour daigner regarder jusqu'au bout ce cortège dont ne bénéficia point le Moyen Age.
Je voudrais aussi qu'au Catéchisme, le Chapitre de la Charité envers le prochain comportât plus des trois questions auxquelles il est réduit actuellement : à ces enfants, pourquoi ne pas inculquer le code de la route ? A quoi bon leur expliquer que l'histoire du Bon Samaritain est périmée sous prétexte qu'il n'y a plus de voleurs sur nos belles routes nationales, si ce même enfant doit, dix ans plus tard, sur la Nationale 16, au volant d'une 15, laminer définitivement à 100 à l'heure quelques-uns de ses frères.
Je n'ai jamais encore entendu au confessionnal un pénitent s'accuser ainsi :
Mon Père, je m'accuse d'avoir péché vis‑à‑vis du prochain et de ma famille, par excès de vitesse, en doublant en troisième position, ou en prenant le volant après un repas très alcoolisé.
Mon Père, moi, cycliste, je m'accuse d'avoir circulé sans lumière, risquant ainsi ma vie et risquant la douleur des autres.
Nous nous figurons que nous n'avons plus rien à apprendre dans ce domaine archi-connu de la Charité. Avions-nous songé à regarder avec ce regard‑là dans notre journal cette litanie quotidienne des morts de la route, litanie classée aux « Faits divers », litanie à laquelle on s'habitue si vite.
Quinze novembre, Journée Nationale du Secours.
Que de problèmes quotidiens ‑ faits divers ‑ pour lesquels nous aurions chacun besoin ‑ ne serait‑ce qu'un jour par an ‑ de nettoyer nos lunettes pour les voir en la claire optique de cette charité cristalline.
Cette charité qui demeure. bien sûr, à travers les siècles, mais qui n'est une vertu que si elle est vivante...
Mgr Jean RODHAIN.
[1] Bilan publié par l'Institut National de Statistique. Cf Le Monde, 13‑9‑1953, page 7.