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Un million de réfugiés en Algérie

21 août 2017
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Jean RODHAIN, « 1 million de réfugiés en Algérie », Messages du Secours Catholique, n° 88, mai 1959, p. 6‑7.

Un million de réfugiés en Algérie

Un million de réfugiés

Un village tout neuf agglutiné contre une tour de guet, véritable réédition du village du 11ème siècle s'abritant auprès du château fort, voilà ce qui est nouveau dès qu'on roule sur les routes d'Algérie : le paysage est actuellement régulièrement ponctué par ce phéno­mène.

‑ De quoi s'agit‑il ? Ce sont les points de cristallisation de gens qui ont cher­ché, ou ont dû chercher, un refuge. Appelons‑les donc "réfugiés" quoique suivant les administrations on les inti­tule tantôt "repliés", tantôt "regrou­pés".

- Combien sont‑ils ? Les statistiques en dénombrent 600.000. Si on s'en tient à la définition logique : « celui qui a quitté sa résidence pour trouver refuge ailleurs », je prétends qu'actuellement en AIgérie leur nombre dépasse le mil­lion de loin[1]. Et pour justifier ce total il faut examiner les causes de ce phéno­mène, et distinguer les catégories diffé­rentes de ces réfugiés.

Les causes

La première est la peur.

Quelles que soient les améliorations récentes apportées dans la si­tuation militaire, un fait invisible mar­que l'Algérie 1959 : presque chaque fa­mille, européenne ou musulmane, est en deuil d'un disparu. C'est partout une plaie vive, comme en Espagne à la fin de la guerre civile.

C'est sur cette plaie douloureuse que vient se développer le problème des réfugiés. Comment a‑t‑il commencé ?

Ici, la Population d'un douar se sent suspecte aux fellaghas car elle ne les aide pas assez. Elle est en même temps suspecte à l'armée, car elle a certainement ravitaillé les fellaghas. Un quart des hommes du douar a disparu, et per­sonne ne veut rien dire sur leur sort. Le reste du douar cherche un refuge.

Ailleurs, au contraire c'est l'armée qui pour couper aux fellaghas leur ravi­taillement et leurs filières de passage, et pour soustraire les populations à l'em­prise des rebelles, déclare ce djebel "zone interdite". On replie la popu­lation "ailleurs". Ensuite, on détruira même leur mechta.

Les catégories

Où vont ces gens ? .

Cette méthode du repliement ayant été généralisée par l'armée en novembre 1957, celle‑ci a réalisé de­puis un extraordinaire travail de relo­gement. Une visite des centres de repliés montre une entreprise de construction dont l'ensemble a exigé un labeur et des crédits considérables. C'est un tour de force à l'actif de l'armée qui rappelle en plus grand son travail au Vietnam pour transporter et réimplanter les 850.000 réfugiés au sud du 17ème parallèle.

Mais il faut distinguer quatre catégo­ries différentes parmi ces repliés.

1° Le douar reconstitué (environ 1/4 des cas)

Autour d'un point d'eau, mais à une distance des douars d'origine ne dépas­sant pas 3 kms, on a construit une pe­tite agglomération. On n'y a groupé que des douars habitués à vivre en amitié.

Les gens ont conservé leurs bêtes, et retournent pacager sur leurs propres terrains. Un plan d'urbanisme. Un dis­pensaire. Une école. Une mairie. Les femmes délivrées de l'ancestrale corvée d'eau. Et voilà un douar qui reprend vie, qui, s'implante, et restera définitive­ment ici.

2° Le village de chômage (environ les 3/4)

Ailleurs il n'a pas été possible de trou­ver ce point idéal, faisant coïncider a la fois la sécurité, et la proximité des ter­rains et des troupeaux. Ou bien a surgi un fonctionnaire systématique ramenant tout l'humain à une note de service. Ou a fait surgir un village impeccable avec des rues au cordeau, des fontaines et des égouts. Mais les gens n'y ont plus leur chèvre ni leurs champs. Ils ont des logis avec un confort qu'ils n'avaient jamais connu auparavant. Mais ils n'ont pas de travail, et ceci, malgré les travaux d'as­sainissement des sols ou l'entretien des routes qui absorbe parfois une petite part de main‑d'oeuvre. Or un homme doit faire vivre au moins dix personnes, car la proportion des "veuves"[2] est con­sidérable. Ce douar artificiel n'est alors qu'un village de chômeurs. C'est un village où l'on a faim.

Ce village aura même l'électricité. Mais les gens n'ont pas l'air contents. Et lorsqu'on obtient enfin une confidence, on découvre que la technique ne remplace jamais la tradition. Même dans tel village où la faim n'est pas tragique, car il y a ici des distributions de semoule, il manque quelque chose. On ne peut plus se procurer le mouton rituel, ni pour l'enterrement, ni pour les fêtes de famille. Et cela, l'Arabe ne le supporte pas. Cette absence du troupeau pour les gens de l'Ouarsenis ne peut se compenser par aucune propagande, même avec haut­-parleur et électricité.

3° Les nomades (dans le Sud seulement)

Ils vivaient de leur troupeau. Le mou­ton était non seulement leur nourriture, et leur vêtement, et leur fortune, mais il était aussi, en hiver, la seule source de chaleur : on cohabite avec le trou­peau. Certains de ces bergers repliés, sans leurs bêtes, dans des maisonnettes neuves, n'ont pas supporté l'hiver. Pour leurs enfants, en particulier, le froid est Impardonnable.

Les trois catégories ci‑dessus, d'après les statistiques et les recoupements faits, ne semblent pas atteindre 700.000 individus. Mais il reste une quatrième catégorie.

4° catégorie : les infiltrations urbaines

A côté des regroupements méthodiques effectués par les S.A.S., il y a eu, et il se poursuit actuellement une infiltration clandestine vers les villes. Les gens des douars viennent s'installer chez le cou­sin. Dans la moindre chambre, la famille se serre davantage pour héberger ‑sans rien dire‑ les nouveaux arrivants.

Les mairies m'ont fourni les chiffres suivants sur l'arrivée nouvelle des mu­sulmans, depuis « les événements », et particulièrement depuis trois ans :

 

Villes

Population

musulmane

en 1956

 

Actuelle

 

Accroissement

Oran

110.000

160.000

50.000

Perregaux

 11.000

16.000

 5.000

Médéa

 13.000

 25.000

12.000

Bougie

 50.000

 65.000

45.000

Bône

 50.000

 95.000

15.000

Constantine

 80.000

      70.000

90.000

Mostaganem

 20.000

40.000

20.000

Elkseur

   4.000

 10.000

 6.000

 

 

 

       243.000

 

soit, pour huit villes, une arrivée de 243.000 personnes. il n'est donc pas exagéré d'estimer cette Infiltration urbaine à 400‑000 personnes pour l'Algérie tout entière.

Problèmes d'avenir

1. Certains douars sont définitive­ment transplantés. On a vu les habitants remonter dans la montagne et déménager jusqu'aux tuiles pour se réinstaller au point d'eau nouvellement choisi (S.A.S. de Boinin, près de Boufarik).

Quand on interroge les anciens, ils ré­pondent : "On restera si on nous donne

l'eau, l'école et le médecin." L'école prend une importance de plus en plus grande dans leurs préoccupations.

2. Les villages‑chômeurs éclateront. On n'y restera pas.

3. Et les 400.000 musulmans infiltrés dans les villes ? Le gamin qui a goûté du cinéma, la jeune fille qui a vu l'eau couler sur l'évier ne regagneront plus le vieux douar perdu au sommet du djebel. Les jeunes resteront dans la ruasse « parasite » des banlieues.

C'est une modification de la réparti­tion rurale. C'est un déplacement de population aux conséquences imprévi­sibles pour l'économie et la sociologie de l'Algérie...

Problèmes d'actualité

D'abord la svnthèse.

a) Récapitulation des chiffres

Les S.A.S. et les S.A.U. ont établi un fichier‑d'état civil jusqu'alors inexistant dans la plupart des douars. Sur chaque porte est affichée, et tenue à jour, la liste des habitants de la maison.

Mais il reste une zone d'imprécision. Le 24 mars, au cours d'une opération, un djebel est encerclé et on a préparé 5.000 places pour loger les familles qui s'y trouvent : or de cette forêt on dé­nombre, à la sortie, 15.000 personnes, en majorité des femmes et des enfants.

b) Centralisation des renseignements

J'ai‑ vu à l'œuvre les S.A.S. et les SAU.

J'ai remarqué le travail des E.M.S.I. (équipes médico‑sociales itinérantes) des Comités d'Action Sociale et de Soli­darité Féminine, des Associations Fami­liales.

Chacune des autorités civiles et mili­taires m'a donné toutes facilités pour tout visiter et m'a communiqué le dos­sier et les statistiques concernant leur secteur.

Chacun connaît, et fort bien, un secteur, ou un aspect relevant de sa spécia­lité.

Mais je n'ai pas réussi à trouver le bureau central où se fait, pour toute l'Algérie, la synthèse de ce problème des réfugiés. Je sais qu'il est à la veille de se constituer.

Secourir

Il y a deux manières de secourir.

A. ‑ Les différents Comités du Secours Catholique en Algérie ont distribué depuis trois ans des vêtements et des vivres pour une valeur dépassant 950 millions de francs. Ces dons prove­naient de la France Métropolitaine, et pour les 9/10 du Secours Catholique des Etats‑Unis.

Or nous recevons quotidiennement de nouvelles demandes adressées par les res­ponsables civils ou militaires de ces réfugiés.

C'est pour voir clair dans ce problème des secours aux réfugiés que j'ai entre­pris ce voyage et cette enquête.

B. ‑ Et il est évident que ces secours doivent être amplifiés. Mais cela ne suffit pas. Le secours véritable consiste à éveiller les consciences. Distribuer, oui, mais faire deviner aussi. Un travail de charité n'est pas seulement une épi­cerie, c'est une pédagogie. Or, en France Métropolitaine et en Algérie, la plupart des gens ignorent l'amplitude de ce pro­blème des réfugiés. Dans dix ans, il y aura d'excellentes familles qui se demanderont comment elles ont pu vivre, en 1959, en pleine Algérie, sans avoir perçu l'étendue de cette misère.

De même que le tremblement de terre d'Orléansville, en 1954, chassant de leurs ruines les habitants des djebels du Chélif, avait révélé leur misère insoup­çonnée, de même l'exode actuel des réfugiés révèle une sous‑alimentation ignorée qui ne date pas d'hier.

Quand j'ai fait part de mes conclu­sions à un des principaux personnages d'Alger, non seulement je n'ai pas été contredit, mais il m'a été répondu :

« J'ai découvert, à 37 kms d'Alger à Yemma‑Halima (à 12 km. 50 de Hammam Mélouane, douar des Beni‑Micers), des populations dont le niveau de vie et en particulier la situation des enfants étaient inférieurs à tout ce que j'ai connu de plus misérable quand je com­mandais en Afrique Noire. »

Dans la Rivière des Chiens (4 kms de Constantine) on a construit 2.400 logements. Il y a un dispensaire bien tenu, il y a une école. On m'a remercié pour les distributions de vivres du Secours Catholique. On m'a mentionné les distri­butions de semoule réalisées par l'armée, et suspendues depuis peu. Et main­tenant, ai‑je demandé ? Maintenant, m'a‑t‑il été répondu par les infirmiers en baissant la voix, il y a ici des gens qui commencent à manger de l'herbe.

Dans plusieurs dispensaires,, les res­ponsables m'ont signalé que les médicaments n'agissent plus sur les arrivants  : ils sont dans un état de faiblesse trop grand. Il faut d'abord les réalimenter. Après seulement, ils peuvent absorber la pharmacie...

Dans tous les hôpitaux, médecins, religieuses et infirmières signalent que la tuberculose, qui était en régression depuis dix ans revient au galop, en raison de la sous‑alimentation chez les enfants.

Conclusions

Premier point : des hommes ont faim. Des enfants ont faim.

Deuxième point : les oeuvres privées ne peuvent pas résoudre ce pro­blème. Elles ne le doivent pas, car ce n'est pas leur rôle de se substituer à l'autorité responsa­ble. Elles ont un rôle de vérité. La première des charités consiste à dire la vérité. C'est pourquoi j'énonce le troisième point.

Troisième point : il y a un devoir pour l'autorité du pays à remédier actuellement à la sous‑alimenta­tion d'une partie notable du mil­lion de personnes dites « réfu­giées » en Algérie.

Tel est l'essentiel des conclusions que j'ai exposées à « toutes » les autorités civiles et militaires de chacune des trois régions de Constantine; Oran et Alger, et que j'ai ensuite confirmées par écrit.

LE SECRETAIRE GENÉRAL

Mgr Jean RODHAIN.

 

[1] Par souci de ne pas exagérer, je dis dépasse « de loin » un million. En réalité, l'exode se fait en deux temps, fonction de l'insécurité : les ruraux vont à la ville ou dans les camps, les montagnards et les no­mades viennent les remplacer dans leurs de­meures abandonnées. C'est vrai surtout de la Kabylie et en partie pour l'exode des steppes du Sahara. Un de mes amis, observateur bien placé qui circule depuis des années dans le Sahara, estime que ces deux dernières catégories font monter le chiffre réel des « déplacés » actuels à plus de 1.500.000 per­sonnes.

[2] Soit que le mari ait été tué, soit qu'il se trouve dans les rangs fellaghas.

 

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