L’aumônerie des déportés vous parle
Jean RODHAIN, "L’aumônerie des déportés vous parle", Messages de l’aumônerie générale, n° 7, 8 juin 1945, p. 2.
L’Aumônerie des Déportés vous parle…
Allocution prononcée à Radio-Paris à l’occasion de la campagne du retour, par l’abbé Rodhain, aumônier général des Prisonniers et Déportés.
Quand on dépouillera les archives de la Gestapo, on devra retrouver une circulaire signée Himmler et datée du 21 janvier 1944 ordonnant la recherche, parmi les déportés français du travail, de tous les séminaristes français et leur expulsion immédiate. Leur activité était jugée dangereuse pour le Reich. Et leur poursuite commença aussitôt. Cette circulaire de Himmler – la connaissez-vous ? - visant spécialement l’activité des 2.200 séminaristes français déportés n’est cependant qu’un épisode de la lutte menée par la Gestapo contre l’Aumônerie des Déportés.
L’aumônerie des Déportés ? On n’en parlait point jusqu’ici. C’est vrai. Mais l’heure est venue – où sans craindre de représailles pour ses délégués et son réseau – on peut enfin y faire allusion.
Dans les camps de prisonniers de guerre 2.800 prêtres prisonniers, protégés par la Convention de Genève, ont assuré l’aumônerie. Par eux, les secours religieux ont pu être assurés dans les Oflags. Par eux, les secours ont pu être difficilement apportés dans la multitude des Kommandos dont la visite leur était irrégulièrement accordée. Mais cette Aumônerie-là était officiellement reconnue. Au contraire, pour nos milliers de déportés du travail, deux années de demandes et de négociations n’ont abouti qu’à une opposition obstinée des autorités allemandes. Officiellement, l’autorisation a toujours été refusée d’établir une aumônerie française. Et lorsque le principe semblait admis, tous les candidats étaient éliminés les uns après les autres. Ceci, on le savait vaguement en France.
Mais ce que l’on commence à savoir, par ceux qui reviennent – c’est que toute une Église des catacombes s’était constituée clandestinement tout de même là-bas dans les faubourgs de Berlin comme dans les usines de la Rühr.
Ceux qui reviennent commencent à parler de cet ouvrier fraiseur de Stuttgart qui, le dimanche soir, au lager, en cachette, sortait de son paquetage une minuscule valise-chapelle pour que sa baraque puisse avoir tout de même la messe.
Les déportés de Bavière commencent à parler de cet étrange machiniste de l’opéra de Munich qui, après avoir passé toute sa soirée à changer des décors, s’en allait tous les matins dans les hôpitaux de la ville où les malades français reconnaissaient en lui le vicaire de cette paroisse parisienne.
Eh ! bien oui, c’est vrai, dès les premiers jours de la déportation, une aumônerie clandestine s’est constituée. Ici-même, à l’Aumônerie Générale, avec le consentement des autorités religieuses, des prêtres se sont préparés à cette aventure. Oui, c’est vrai, ils se sont embarqués volontairement dans cette galère. Oui, c’est vrai, comme au temps des premiers chrétiens, l’Eucharistie a été portée en cachette par des centaines de nouveaux Tharcisius. Il faudra un jour bien vite publier l’histoire de cette charité agissante où tant de jocistes furent les animateurs d’une vie qui était celle des premiers chrétiens : au moment de la libération, près de trois cents prêtres français assuraient ce service clandestin. Et nos fichiers de l’Aumônerie – qui jusqu’au dernier jour échappèrent à la gestapo – signalaient plus de 8.000 correspondants, responsables de ce réseau religieux à travers les usines et les Lags.
On peut enfin en parler, mais en même temps, on commence à découvrir le prix qu’ils ont payé : au lendemain de sa libération les équipes de l’Aumônerie arrivant à Buchenwald ont découvert ce que vous savez tous (et cependant, circulant en France et à l’étranger, j’ai entendu tant d’interlocuteurs me demander encore : est-ce bien vrai ? que je dois redire : oui, c’est exact. Ce four crématoire encore à moitié rempli, ces corps entassés en plein air, oui, c’est vrai, je l’ai vu. Cet enfant de trois ans et demi avec son petit costume de bagnard, je lui ai causé. Ces intransportables que vous n’avez pas encore vu rentrer, oui, j’ai entendu leur témoignage).
Or, parmi eux, j’ai retrouvé les survivants de cette Aumônerie des catacombes. Ils m’ont parlé du Père Dillard, prisonnier évadé en 1940, volontaire pour l’Aumônerie clandestine en 1943, arrêté parce que prêtre, en son usine, et mort de misère parmi les déportés à Dachau, et tant d’autres prêtres arrêtés parce que prêtres.
Nous retrouvons là-bas par centaines ces militants arrêtés parmi les travailleurs à cause de leur action, et qui reviennent lentement de Neuengamme et de Bergen Belsen.
Je suis revenu de Buchenwald bouleversé. Et j’ai cru de mon devoir de partir aussitôt au Vatican dire au Souverain Pontife ce que j’avais vu, tout ce que j’avais vu – intégralement. C’est au nom de l’Aumônerie des Déportés surtout que je viens de faire le pèlerinage de Rome.
Cette Aumônerie des déportés, j’ai le très grand honneur de la représenter au Conseil National de l’Absent aux côtés de mes confrères protestants et israélites. C’est à ce titre qu’avec tout le conseil je vous demande pour ceux qui reviennent, non pas de les accueillir (vous le faites avec tant de cœur), mais de leur réserver – ils en ont tant besoin – même le vêtement qui vous aviez bien rangé. Ne sommes-nous pas au pays de saint Martin et de Vincent de Paul ?
Merci…