Ainsi parlait l’inspecteur
Jean RODHAIN, "Ainsi parlait l’inspecteur", MSC, n° 2, juillet 1947, p. 1.
Ainsi parlait l’inspecteur
« J’avais faim, et vous m’avez donné à manger, J’avais soif et vous m’avez donné à boire. Ces paroles étaient vraies aux siècles d’improvisation et de misère : au Moyen Age, on rencontrait encore sur les routes un vrai lépreux ayant besoin d’un véritable verre d’eau. Mais dans dix ans, la Sécurité Sociale aura tout prévu et tout sélectionné, et déjà aujourd’hui, chaque misère a son ticket, sa place et son remède. L’Évangile en 1947 n’a plus à se traduire par des gestes de charité désuets, une exacte observance de la législation sociale suffit désormais. »
Ainsi parlait l’inspecteur.
Atteint de dirigisme aigu, il était véritablement convaincu. Des années de bureau et d’organisation, ces sèches sirènes modernes, l’avaient ainsi parcheminé. Au demeurant, un charmant homme, bon pour ses canaris, charmant pour ses enfants, voisin correct. Mais, interprétant l’Évangile, comme un docteur du Temple le Talmud...
Cher Inspecteur, je veux bien concéder que cette vie officielle, toute passée au papier de verre et rangée en états de service avec feuilles d’émargement, parvienne à saisir un instant la misère humaine, avec ses rebondissements, ses pudeurs, ses secrets, ses silences, ses larmes, le regard qui devine et l’enfant qui pleure.
Soit, je l’admets. Mais, cher inspecteur, même ce jour là, où tout sera prévu et perçu et secouru par un gigantesque radar administratif, alors en raison même de cette technique rigoureuse, on appréciera d’autant plus une fleur des champs, un sourire spontané, un geste libre de bon Samaritain.
La technique devient si vite une barrière entre la confidence et le confident…
Alors, pour réveiller, au milieu de cette mécanique perfectionnée, les âmes en train de s’oxyder, il faudra, sans aucun haut parleur, il faudra encore le murmure secret de l’Évangile appelant au secours de la misère, il faudra l’invisible main du Christ rapprochant celui qui n’entend pas et celui qui appelle. Sinon, nous perdons le sens du « prochain ».
Le riche habitait cependant à côté de Lazare. Malgré cette proximité, il ne réalisait point sa misère. Dans nos villes modernes, le riche habite de plus en plus le building et les Lazare sont dans le pavillon d’hôpital ou dans le taudis de banlieue. Symbole d’un perfectionnement technique ? Peut être, mais quel danger de ne plus « réaliser » la misère. C’est l’heure de crier « au secours ».
Le voyageur blessé gisait cependant au bord même de la route Jérusalem Jéricho. Malgré cette proximité, ni le lévite, ni le prêtre ne prêtèrent attention à son mal. Dans notre vie moderne, vous circulerez des années en autocar ou en métro sans avoir l’occasion d’être le bon Samaritain : car la misère n’est plus au bord de la route. Cette misère, dix lignes de journal vous la font soupçonner, ou bien un détraquement du mécanisme vous la découvre brusquement, comme dans l’exode de juin 1940. Mais le reste du temps, vous la voyez moins, cette misère. Vous ne la touchez plus du doigt. Vous ne la réalisez plus. Mais elle demeure comme demeurent les paroles éternelles de l’Évangile : J’avais faim...
Plus la technique se perfectionne (tant mieux) et se complique (hélas)...
..Et plus le cœur est d’actualité...
Et plus, ici, nous appellerons « au secours ».
Jean RODHAIN.