Le quatrième mage
"Le quatrième mage", MSC, n° 1, février 1947, p. 1.
Le quatrième mage
Il était verdâtre. A côté du blanc Melchior, du jaune Balthazar et de Gaspard le noir, le teint du quatrième Mage était nettement olivâtre et bilieux. Son front était plus vaste, ses yeux plus intelligents, mais surtout, dans le regard, un certain reflet panaché d’inquiétudes et de migraines recuites qui le faisait ressembler à un plat d’herbes amères.
Il fut le premier au rendez-vous, car pour ces Mages de races différentes, donc provenant de pays bien distincts, il fallut bien - y aviez-vous songé ? - un lieu de rencontre. Les trois Mages que vous connaissez y trouvèrent donc le quatrième déjà installé, et d’ailleurs plus documenté qu’eux sur l’Etoile. Il fut éblouissant d’explications, et donna lui même le signal du départ vers Jérusalem. A la première oasis, les trois Mages intimidés par tant d’éloquence, essayèrent de regagner du prestige en découvrant leurs trésors. Ce fut un beau scandale. De verdâtre, le quatrième Mage devint franchement vert choléra : « Apporter à un Dieu des secours matériels ? » - « Réduire l’adoration à un geste manuel ? » - « Passe encore au temps de Moïse et des offrandes primitives, mais pour ces temps nouveaux, n’était-ce point d’un paternalisme désuet, et d’une charité périmée et antisociale que d’aller vers un jeune foyer ouvrier avec des présents trop visibles ? »
Dès lors, une gêne plus fine qu’un brouillard pesa sur trois cœurs simples dans la caravane...
La légende prétend qu’en Jérusalem, le Mage quatrième trouva tant d’approbateurs chez les docteurs du Temple qu’il s’y attarda dans une conférence sans fin. Lorsqu’il voulut rejoindre la caravane, il n’y réussit point car ses yeux ne distinguèrent plus l’Étoile. Une main vide rend vite aveugle quand il s’agit de regarder vers les cieux. Seuls les trois Mages aux mains pleines voyaient toujours l’Etoile. Seuls ils trouvèrent Bethléem. Et voilà pourquoi, dans toutes les crèches de Noël, le Mage olivâtre est absent.
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Tandis que les trois Mages contemplaient le Seigneur et ajoutaient leurs présents matériels aux brebis des bergers, qu’advint-il du Mage aveuglé ? J’imagine qu’il entreprit de son côté un voyage interminable. Ce Mage amer ricanait au passage de saint Paul chargé des premières collectes de l’Église naissante. Son ombre murmurait à Martin l’erreur d’un coup d’épée parti d’un bon cœur sans doute, mais, risquant d’humilier le destinataire d’un demi manteau. Son fantôme ne tourne-t-il pas autour de chacune de nos velléités pour nous glacer au début d’un geste d’entr’aide spontané par un « A quoi bon ? » desséchant. Et lorsque tout à coup une frénésie de contrition s’empare des chrétiens de nos jours, il leur fait imprimer maints articles sur l’échec de la liturgie, ou de l’apostolat ou l’inadaptation – disent-ils de l’Église, je me demande, en étudiant ces examens de conscience où tout est pesé, envisagé, et réformé, sauf une seule chose oubliée : la charité du secours matériel, je me demande si le Mage migraineux et si intelligent, n’a pas fait partie de ce tribunal étonnant.
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Car l’étonnement devant de telles sentences grandit chez tous les cœurs simples qui lisent de préférence d’abord l’Évangile : « Venez les bénis de mon Père : J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger. J’ai eu soif et vous m’avez donné à boire. J’étais étranger et vous m’avez recueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade, et vous m’avez visité. » (Mat. XXV 34 35).
L’aveuglante clarté de ces paroles du Christ scintillera plus fort qu’aucune étoile au ciel du jugement dernier, au-dessus de tous les perspicaces et de tous les fabricants de synthèses pour notre temps. Et les mains vides auront beau feuilleter fébrilement tous les dictionnaires du monde ; on ne peut trouver d’autre sens à ce « jugement final sur l’amour » : « donner à manger », cela veut dire d’abord le pain matériel, comme « vêtir », cela veut dire donner un vêtement réel.
Voilà pourquoi nous prenons sans crainte pour enseigne le mot : « Secours ».
Secours matériels ? Mais qu’en savez vous donc ? Celui qui médite un peu l’Évangile hésitera de plus en plus à juger autrui et à étiqueter un geste par l’aspect qu’on lui prête. Chaque objet et chaque geste a un sens dans le domaine de la grâce. Le vin de Cana, l’appelez-vous simple « don matériel » ? Si Madeleine n’avait apporté le parfum « d’un grand prix », le dialogue divin se serait-il amorcé avec elle ? Si les deux Pèlerins de Pâques n’avaient eu la charité toute terre à terre d’inviter le troisième voyageur à l’auberge d’Emmaüs, auraient-ils eu le pain rompu et l’ineffable convive dévoilé ? N’avez-vous donc point l’expérience des âmes pour ignorer que le Christ se rencontre plus souvent au terme d’un geste secourable, qu’à la dernière page d’un gros volume ?
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Je prétends que le bon Samaritain a beaucoup appris au contact du voyageur blessé : ayant vu de près une plaie, ayant entendu tout au long de la route, tandis qu’il le reconduisait à l’hôtellerie, les confidences du malheureux : quoi de plus efficace pour dissoudre peu à peu une spiritualité nuageuse et verbeuse et trouver peu à peu le sens juste et vrai, et réel du Christ aimant.
La spiritualité de saint Vincent de Paul est faite de ses oraisons d’abord, mais aussi de tout ce que le Christ lui a murmuré à travers les misères approchées. Le Père de Foucauld a connu le cœur du Christ en le fréquentant non seulement dans le silence du tabernacle mais aussi dans les soins donnés aux Touareg malades.
Je ne crois pas au militant bavard qui ne consacre pas au moins une heure par mois aux malades d’un hôpital.
Le Christ se donne à celui qui sait se donner aux autres.
Or depuis l’instant où plusieurs équipes se sont groupées sous le seul titre de « Secours Catholique » pour se mettre au service de multiples misères, c’est de partout qu’arrivent des encouragements. Pour une seule lettre réticente qui semble signée de cet acide Mage de la Légende, des milliers de témoignages parviennent de cœurs simples et humbles et vrais. Que de bonnes volontés qui s’offrent, que de mains disponibles qui se proposent ! Déjà les délégations en province du Secours se fondent plus rapidement qu’il n’était prévu. Et dans le plan d’ensemble, l’élan est donné pour une première campagne, celle des malades.
Dans ce « Messages du Secours » deux pages vont vous parler d’un effort harmonisé avec vingt œuvres diverses pour apporter aux malades un peu de joie à Pâques.
Mais je me demande si la première joie - reflet du Christ - ne sera pas pour vous, les donateurs de cette campagne : donner, c’est déjà s’approcher des clefs du Royaume.
Au travail. Solidement. Réellement.
Votre joie pascale est entre vos mains.
Abbé Jean RODHAIN.