Un archange en congés payés
Jean RODHAIN, "Un archange en congé payé", MSC, n° 3, décembre 1947 et février 1948, pp. 1-2.
Un archange en congé payé
Gabriel, dit Le Père, les hommes me font mal.
Seigneur, dit l’ange, ce sont leurs batailles et les inutiles massacres.
Non, dit le Père, cela c’est une vieille habitude qu’ils ont prise. Ça leur dure depuis Caïn. Mais vois-tu, non seulement ils s’entretuent, mais ils s’aveuglent. Bouffis de science et d’appareils, ils croient tout savoir, et ils ne savent rien. Ils mesurent, ils comptent, et leurs comptes sont tout de travers. Ils font des statistiques et leurs pronostics tombent toujours à l’envers. Ils sont pleins d’experts, de calculs, d’axes et de plans, et ça se termine chaque fois par une nouvelle crise avec de pauvres enfants qui ont faim.
"Gabriel, descends donc chez ces ingénieurs, et donne-leur une leçon. Je te laisse le choix du temps et du lieu.
"Joue-leur un bon tour, si tu veux. N’y mets pas d’ironie. Ne sois pas méchant, car, au fond, ce sont tous de pauvres diables…
"Je t’accorde un mois, un miracle et un million. Passe chez Thomas, mon banquier, et pars sans tarder."
* * *
Gabriel descendit sans auréole et sans plumes, correct et morne comme un vrai civilisé tout perfectionné.
Son enquête fut menée sans tarder. En un jour, il visita la banlieue et les champs. Il traversa une banque, il entra dans un ministère où on lui fit remplir un questionnaire. Gabriel alla même au Cinéma, puis interviewa quinze passants, et le soir se présenta, fourbu, à une pieuse œuvre où on ne put l’accueillir, car le règlement de la maison ne prévoyait point d’heure si tardive.
Il échoua dans un square, découragé d’une journée gaspillée, lorsque l’angelot qui lui servait de secrétaire lui présenta le coin d’un journal :
Cherche associé av. capitaux pour terminer invention machine nouvelle. Urgent. S’adr. au bureau du journal qui transmettra.
L’inventeur était vieux, et, comme toujours, malchanceux. Le "Consortium International des produits usinés" l’avait chargé de contrôler le rendement horaire d’un personnel dispersé. Il lui restait vingt-quatre heures pour livrer un appareil capable de compter, à distance, les gestes inutiles. Il fallait peser sans erreur le travail des dactylos, dans chaque succursale de chaque hémisphère.
* * *
L’inventeur travailla toute la nuit et s’endormit. L’archange fit le reste, c’est à dire tout, en trois minutes. Et le lendemain la machine fut présentée.
C’était un appareil digne du respect des hommes de nos jours. Un appareil plein d’aiguilles qui grelottaient sur les cadrans, avec des lampes qui clignotaient comme les yeux d’un chien méchant, des alignements de manettes et de boutons tatoués de signes algébriques. Un appareil où s’inscrivait en clair, sur un écran central, le diagramme sans erreur de tout effort, sa durée, sa force et sa valeur vraie.
Le Conseil d’administration du Consortium put, en un clin d’œil ausculter trois mineurs du Transvaal : leur respiration fut jaugée, et au cours du change leurs efforts strictement pesés.
A cinq heures, un journal du soir annonçait que –grâce à lui- la plus géniale des machines était née.
A six heures, les essais eurent prouvé que l’un pouvait tâter et donc peser toutes les forces passées, présentes et futures. Tout travail devenait contrôlable.
A sept heures, la préfecture intervint discrètement pour que l’on évitât de placer le Parlement dans la zone d’auscultation.
A huit heures, les postes de radio transmirent au monde les mesures exactes des plus lointains efforts. Ce fut, toute la nuit, à travers le monde réveillé un déchaînement de curiosité. Des spécialistes posaient des questions savantes. Toute l’Amérique interrogeait sans répit. L’archange ne s’étonnait de rien, réglait sans cesse les rhéostats d’après les logarithmes et l’écran blanc révéla tout labeur mesuré dans l’espace et le temps.
On entendit dans le lointain des siècles, les Égyptiens posant la brique, et les Babyloniens semant le blé avec l’addition immédiate de l’énergie déployée, aussi vite chiffrée que l’enregistreuse chiffre un café chez le cafetier du coin.
On entendit les bœufs traînant la pierre vers la cathédrale (avec le poids). On entendit l’obus sortant du canon (avec le chiffre) ainsi que l’oiseau faisant son nid (avec la facture exacte). On entendit chacun des pas des vendeuses du « Bon Marché » (avec le bilan de l’effort minuté) ainsi que le remous fait par l’arche lorsque Noé prenait un virage (avec la note juste de la masse déplacée). On entendit dans son sillon germer le grain de mil (avec l’énergie pesée en milligrammes). On entendit la première source et le clapotis de la première eau (avec le calcul détaillé du labeur déployé en cet instant par le Créateur).
D’heure en heure les questions arrivèrent de toutes firmes, de tous syndicats. les gouvernements se joignirent aux reporters pour harceler la machine à peser l’énergie. Tout le monde voulait entendre la force la plus puissante.
On entendit alors le bruit d’une armée en marche (avec le compte de sa pesée). Plus fort encore ; l’océan vers la rive s’avançant (avec le total strict de sa masse). Plus fort encore, le rassemblement unique de toutes les usines du monde (avec l’addition énorme de tous les moteurs). Plus fort encore, le glissement des étoiles (avec un barème minutieux du travail stellaire).
Tous les gens trépignaient de curiosité, tous les dictateurs frémissaient d’appétit, tous les calculateurs frétillant de quantité réclamèrent davantage. Ils voulaient un bruit plus lourd encore, ils brûlaient de mesurer tous les travaux le plus intense.
Gabriel les attendait là.
Devant les spéculateurs, le carnet à la main, devant les chefs avec leurs états-majors aux aguets, devant le monde entier à l’écoute, il força tous les manomètres et laissa l’écran se congestionner de graphiques énormes : la machine vibrait de saturation sous le flux de cette force dépassant toutes les autres.
Alors, devant tous ces cadrans bloqués à la limite rouge, devant cet écran enfin rempli d’un chiffre qui n’en finissait plus, on entendit un travail dont le monde étonné avait oublié le prix :
Près d’un berceau...
La simple chanson
Que murmurait une mère
A l’enfant qui s’endort.
Jean RODHAIN