Copie d’une lettre
Jean RODHAIN, « Copie d’une lettre adressée par le secrétaire général du Secours catholique à la présidente d’une grande œuvre », Bulletin de liaison, n° 24, décembre 1948, p. 25-26.
Copie d’une lettre adressée par le secrétaire général du Secours Catholique à la présidente d’une grande œuvre
Paris, le 14 décembre 1948
Madame la présidente,
Le mardi 7 décembre dernier vous êtes venue exprimer la pénurie dans laquelle se trouvait votre œuvre, manquant totalement de vivres en face de misères si dignes d’intérêt qu’elle a pris en charge.
J’ai immédiatement signé pour votre œuvre le bon de répartition n° 71 série B comportant pour une valeur de environ 120 000 frs, des colis de vivres, de lait et de vêtements.
Et dès le lendemain mercredi 8 décembre, nos camions vous en faisaient livraison à votre dépôt : chez Mme de X.
En arrivant à ce dépôt, l’équipe de nos livreurs et chauffeurs s’est trouvé devant la situation suivante :
1°) Le dépôt de votre œuvre, situé dans une ancienne salle de bains au sous-sol de l’adresse indiquée dégage une odeur nauséabonde en raison des stocks de vivres laissés en souffrance depuis longtemps.
2°) Sur les 200 colis type « Pâques » que nous vous avions livrés le 6 Juin dernier (bon de livraison, série A, n° 43) d’une valeur de 800 frs. pièce, 184 sont encore inutilisés. Plusieurs sont éventrés. Depuis 6 mois, chocolat, cacao, savon, bonbons, évangiles ont été attaqués par les rats, et sauf les conserves, l’étalage de ces vivres gaspillés fait venir les larmes aux yeux.
3°) Parmi nos livreurs, l’un peinant durement pour sa femme malade et connaissant la valeur d’une boîte de lait, l’autre un Hongrois recueilli par nous, sachant mieux que personne les privations de ses compatriotes ont dû voir ce gaspillage sous leurs yeux. Tout notre personnel en est indigné et je partage exactement son indignation.
Or ces dons n’appartiennent ni à vous, ni a moi : je m’estime en conscience responsable de ces dons devant ceux qui nous les ont confiés.
Aussi, mis au courant de ces faits, j’ai décidé sitôt :
1°) D’attribuer immédiatement aux Petites Sœurs des Pauvres les vivres destinés aux pauvres gens, que nous vous avions confiés. Et pour qu’il n’y ait aucune hésitation sur le responsable de cette décision, je suis allé moi-même ce matin avec nos camions diriger personnellement, en présence de votre déléguée, la reprise de notre livraison dans vos locaux (ce qui m’a permis de constater moi-même l’exactitude des faits cités plus haut par nos braves livreurs).
2°) De vous demander de bien vouloir dans le plus bref délai, soit distribuer vous-même aux misères que vous connaissez, soit remettre à une autre œuvre les colis qui restent de notre livraison de juin dernier soit 184 colis livrés actuellement au rats, au grand scandale de tout le quartier. Je tiens à ce que le nom, les étiquettes du Secours Catholique et celles des donateurs canadiens et américains ne soient pas associées à un tel spectacle étalé actuellement devant tous les visiteurs de votre œuvre.
3°) De maintenir à votre intention une attribution exactement égale à celle promise le 6 décembre, attribution qui vous sera livrée lorsque le Conseil d’Administration de votre œuvre si appréciée aura réalisé les mesures d’ordre indispensables.
Vous devinez, Madame la Présidente, qu’il ne m’est point agréable de vous écrire une telle lettre. Mais je sais aussi que vous souhaitez la vérité qui est toujours plus précieuse que toutes les distributions matérielles. La vérité est la première des charités. C’est dans cet esprit évangélique que j’ose ainsi vous parler et vous prier, de bien vouloir agréer, mes salutations distinguées.
Le secrétaire général
Abbé Jean RODHAIN