La charité en France
Jean RODHAIN, "La charité en France", France-Illustration, novembre 1949.
La charité en France
La France regarde le progrès des techniques sans vouloir s’en griser. On se téléphone d’un continent à l’autre, mais on ne s’entend plus. L’avion relie matériellement deux mondes, mais dans cet avion, même les passagers entassés dans la même carlingue se haïssent plus que des mondes jadis éloignés. La technique n’a pas réussi l’unité. A mesure que des liens qui ne sont que matériels deviennent plus étroits, il semble que l’âme de ce monde s’effrite.
Alors il faut convenir que la charité est et reste d’actualité.
Et le regard ému se porte aussitôt vers la ruche bourdonnante de la rue du Bac, d’où partent les Sœurs de M. Vincent, ou bien vers cette oasis paisible d’Auteuil, où se réfugient les orphelins apprentis. Elles sont innombrables sur la terre de France, ces fondations charitables aux bâtiments significatifs. Le voyageur, étonné, découvre dans chaque bourgade la bâtisse régulière à la cour étroite et au clocheton étriqué de l’orphelinat local.
En visitant un monument de pur style Renaissance il y trouve quarante Sœurs qui soignent, lavent, nettoient toute l’année ce qu’aucun ouvrier syndiqué ne voudrait soigner, laver, nettoyer. Elles font cela dans un cadre limité, entre des conversations encore plus limitées, mais avec un horizon immense comme l’amour de Dieu.
Dans cet asile d’aliénés le Frère de Saint-Jean-de-Dieu répète inlassablement, sans salaire ni retraite, le même sacrifice au service d’un pays qui n’y pense pas, mais qui le devine confusément.
Cela, c’est la présence de la charité.
Pour détailler cette présence il suffirait de visiter le Secrétariat catholique des œuvres charitables et sociales d’hygiène et de santé ou les bureaux de l’Union nationale interfédérale des œuvres privées sanitaires et sociales, dont les fichiers présentent le recensement le plus complet de la charité en France. Et une notion sommaire en est signifiée à chacun par le nombre de coups de sonnette qu’à sa porte viennent donner les Sœurs quêteuses.
Les œuvres de charité tiennent toujours une place importante, admirable, méritante.
Mais en face de ce monde qui se socialise, l’observateur loyal notera dans les œuvres charitables de multiples craquements. Est-ce l’édifice qui se lézarde ? On bien est-ce le bruit printanier d’une sève nouvelle qui monte ? Il est trop tôt pour juger, mais il est indiscutable que les cadres traditionnels de la charité cherchent, en tâtonnant, à s’adapter aux structures nouvelles.
Aux esprits simplistes qui s’imaginent que la législation sociale doit remplacer la charité, l’Église rappelle non seulement la marge de misères qui restera toujours hors de l’atteinte d’un décret, mais surtout elle souligne le caractère éducatif d’une charité pour celui-là même qui l’exerce. L’enfant devra apprendre par cœur les textes d’une législation sociale indiscutée, mais il ne deviendra le frère de ses frères que si très tôt on lui apprend à partager et à se priver pour eux. Là est le vrai, là est la vie. Tout le reste n’est que surface. Une loi sociale n’est inventable que par celui qui aime. Et la charité vraie suppose la connaissance de la misère et le travail humble à son service.
L’Action catholique, en déchirant avec une crudité opportune bien des rideaux de fer placés autour de certaines misères paroissiales, a fait avancer de vingt pas la charité : elle a donné à chacun une connaissance agrandie des situations réelles. Dans chaque ville cent militants obscurs s’efforcent aujourd’hui d’adapter les traditionnelles institutions charitables aux structures de 1950. La faveur du public a encouragé dès le début le Secours Catholique parce qu’on y reconnaissait une harmonisation des efforts de la charité. Le problème est posé et étudié. C’est déjà une charité clairvoyante.
Il y a mieux : cette charité « fossile » se révèle terriblement « motrice ».
Quoi de plus « fossile » que ces nappes lourdes, obscures et dormantes enfouies il y a cent millions d’années entre deux couches de sédiments géologiques ? Il suffit de la piqûre intraveineuse du trépan pour conduire finalement cette huile noire jusqu’à nourrir sans compter tous les moteurs à explosion de ce monde trépidant.
Ainsi la végétation monacale du moyen âge, l’ensemencement quotidien des catéchismes d’autrefois, la fermentation des versets d’évangile dans les cœurs de nos ancêtres ont finalement accumulé au fond de la spiritualité française une sédimentation de charité. Elle jaillit comme d’un puits artésien. Elle jaillit de partout. Elle anime le militant syndical (il ne s’en doute pas) aussi bien que l’assistante sociale de la prison. Cette charité trouve dans les orientations sociales de notre temps non pas un obstacle, mais un terrain lui convenant admirablement. Elle s’y insinue. Elle le féconde. Elle n’a pas de nom ni d’étiquette. Et cela vaut mieux. Mais ce jaillissement et cette inondation sont la plus belle présence de cette charité qui en France dépasse toutes les frontières apparentes.
Abbé Jean Rodhain,
Secrétaire général du Secours Catholique