Bilan d'un raz-de-marée
Jean RODHAIN, « Bilan d'un raz de marée », Messages du Secours Catholique, n° 29, mars 1953, p. 1.
Bilan d'un raz‑de‑marée
Au raz‑de‑marée meurtrier sur la Hollande a répondu, avec la rapidité et avec la fidélité d'un écho, un raz‑de‑marée de générosité. De partout les secours sont arrivés. La France y a tenu une place qui a étonné les Hollandais. « Dans la médiocrité, les Français se chamaillent, s'avilissent et se déchirent. Qu'on les attelle à une grande tâche, ils se retrouvent eux‑mêmes. » (Pierre Gaxotte, de l'Académie Française.)
Et en France, parmi cent initiatives diverses, celle du Secours Catholique a surpris même ceux qui croyaient le connaître. Des milliers de familles, des organismes les plus divers ont fait confiance au Secours Catholique et l'ont chargé d'être leur messager auprès des sinistrés. A tous, nous voudrions d'abord transmettre exactement le merci si digne, à la fois discret et chaleureux, un peu surpris aussi, des autorités, des œuvres et du peuple hollandais.
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Nos équipes revenant de la Zélande submergée conservent les images inoubliables de ce désastre. Le calme, l'absence totale de gémissement, ne nous cachent pas ‑ au contraire ‑ les dimensions du coup reçu par la Hollande.
Nos délégations diocésaines et paroissiales conserveront longtemps le souvenir de mille gestes, tous concordants : jamais une confiance pareille ne leur avait été manifestée par le public, jamais une mission telle ne leur avait été donnée spontanément par des donateurs venus d'horizons fort divers.
Le premier bilan, les premiers chiffres publiés dans ce numéro prouvent l'ampleur de cette confiance et vous permettent de juger au grand jour la manière dont nous avons essayé d'interpréter vos intentions.
Une telle réponse, une telle unanimité pour une telle catastrophe ailleurs que « chez nous » sont un signe nouveau ‑ et réconfortant pour l'Internationale de la Charité.
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Mais j'entends Sidoine[1] protester. Sidoine ne nie point le désastre hollandais. Il calcule : les 300.000 réfugiés ont été ‑ dans les cinq jours ‑ tous relogés. Et non pas relogés dans des camps ou des casernes, mais chez l'habitant. Chacun est l'hôte d'une famille. Chacun a un toit. Sidoine calcule ‑ car il connaît l'entreprise hollandaise ‑ que dans deux ans toutes les maisons sinistrées seront rétablies, chacun aura retrouvé « son » foyer spacieux et aéré. Sidoine me murmure que, dans sa propre rue, il peut citer quatre jeunes ménages avec enfants logeant dans une pièce unique sans eau ni gaz. Sidoine prétend que chaque Français habitant Paris ou la province possède un cas pareil à moins de trois cents mètres de chez lui et risque de l'avoir encore dans cinq ans ‑ alors que depuis longtemps le dernier sinistré de Zélande aura replanté ses tulipes sous les larges fenêtres de sa maison neuve. Sidoine me demande si, frappés par le raz‑de‑marée d'un jour de février, nous n'oublions pas tous cette catastrophe permanente que sont « nos frères mal logés ».
Sidoine admire les familles qui, généreusement, ont offert l'hospitalité à un enfant hollandais. Il les compte, car il y en a des dizaines de mille. Et Sidoine me demande implacablement si, pour cent enfants banlieusards tombés du nid... Parce que, dit Sidoine, c'est très beau de voir la France se passionner et se diviser pour deux enfants qu'à la fois deux familles réclament, mais pourquoi ne point mettre autant de passion pour les cent mille enfants que personne ne réclame, parce que le divorce ou l'alcool leur ont fait passer la frontière de la misère sans un seul cri d'avocat ni une ligne de journal ? Sidoine va plus loin et accuse « Messages » et moi‑même d'avoir tant parlé de la misère dans le monde que chacun en oublie sa propre paroisse et le miséreux à sa porte...
Ainsi calcule, implacable, Sidoine.
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SAINT BERNARD dit que lorsque le Seigneur trouve une âme attentive à Sa voix, Il vient l'habiter en secret et, se promenant en son intérieur comme un Maître en sa tente, Il l'agrandit par son séjour et par ce va‑et-vient intérieur qui n'est pas sans douleur.
Ainsi, la Charité dans un cœur. Elle l'élargit.
« Faites, Seigneur, que chacun de nous apprenne peu à peu à regarder ses frères avec ce même regard, dont vous saviez envelopper en même temps le genre humain tout entier et aussi très distinctement, le seul visage du paralytique.
Mgr Jean RODHAIN
[1] Sidoine est depuis toujours mon secrétaire fidèle, grincheux, et un peu sacristain.