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Je reviens de Céphalonie

10 juillet 2017
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Jean RODHAIN, « Je reviens de Céphalonie », Messages du Secours Catholique, n° 33, septembre 1953, p. 1-2.

Je reviens de Céphalonie

LE « TERRIBLE »

Muni d'un ordre de mission du Ministère des Affaires étrangères au titre du Comité national de coordination des secours, j'embarque le 15 septembre à Toulon à bord du destroyer "Le Terrible". En hâte, la veille, ses soutes ont été bourrées des multiples caisses contenant les deux villages de toile complets.

Ce vaisseau de guerre, "le plus rapide du monde" (il a réalisé 45 nœuds aux essais), glisse très doucement vers Messine. En fermant les yeux, on se croirait dans une auto bien suspendue. Pendant quinze jours, je vais partager la vie d'un équipage jeune et d'un état-major délicatement accueillant. Soleil torride. Spectacle changeant. à chaque instant. J'ai horreur de l'avion, ce couloir cylindrique et tiède, d'où un maigre hublot laisse péniblement deviner une carte plate et monotone. C'est le mode de transport le plus passif pour le passager. Sur un navire, au moins, on est en contact réel avec l'air véritable, on est réellement face au vent, aux flots, aux côtes, aux montagnes. C'est du vrai voyage humain.

L'ARRIVEE CHEZ ULYSSE

Du détroit de Messine aux côtes grecques, la mer se peuple de dauphins familiers et joueurs, puis de quelques millions de méduses multicolores, chacune de la taille d'une roue d'auto.

En face de la rade fameuse de Lépante, nous mouillons à Patras pour accueillir à bord M. Baelen, ambassadeur de France, et trois infirmières de la Croix‑Rouge. Et voici aussitôt la traversée vers les îles fameuses aujourd'hui endeuillées. Comme l'aspect de cette catastrophe est différent de celui du raz‑de‑marée hollandais. Au bord de la mer du Nord, ce n'était qu'une immensité désolée, de l'eau sans fin, de la boue submergeant tout, de la brume baignant tout. Ici, au contraire, nous arrivons dans la féerie d'un paysage grec que la catastrophe n'est point parvenue à ternir. Après avoir longé Ithaque, scintillante de tous les souvenirs de Calypso et de Nausicaa, voici Céphalonie, toute peuplée des itinéraires d'Ulysse. Le destroyer entre plus doucement qu'une périssoire dans le golfe minuscule au fond duquel nous devons trouver le village le plus éprouvé.

Le soleil est impassible. Les rives sont fleuries. Les oliviers sont intacts. Il semble inconcevable que ce soit ici le lieu d'une catastrophe. Et cependant, tout l'équipage se fige tout d'un coup : devant nous, au fond de l'anse, voici parmi les rocs patinés par mille siècles de soleil, voici une petite tache blanchâtre à fleur d'eau : ce petit tas de décombres, c'est tout ce qui reste du port, des deux églises et de tout le village de Sainte Euphémie.

SCENE BIBLIQUE

Devant ce tas de poussières, un point noir : tous les survivants groupés nous attendent. Au moment où la vedette approche prudemment des restes d'une jetée désarticulée comme un simple miroir brisé, voici à la place du phare effondré un mât pour nous à la hâte préparé : deux drapeaux, le grec et le français, avec au‑dessus un immense buis béni. C'est tout. Pas un cri. Ces gens sont comme leurs statues de marbre ‑ une dignité toute classique. En silence, le magnifique métropolite de Céphalonie, à la tète de roi mage, nous bénit, et dans le soir qui tombe nous conduit avec son peuple de ruine en ruine. On est à la fois écrasé d'angoisse devant ce désastre total; il ne reste pas pierre sur pierre. Il ne reste rien. Absolument rien ne subsiste d'une construction humaine. Mais végétation intacte. Tout embaume, le jasmin épanoui, le citronnier, le laurier rose, la figue de Barbarie. On respire fleurs et fruits et vie dans cette nécropole. En Hollande, les rudes fermiers de Zélande chantaient des psaumes funèbres et célébraient le châtiment mérité. Ici le vieux pope me conduit par la main à son presbytère. Comme l'église, ce n'est plus qu'un petit monticule de poussières. Il désigne du doigt le ciel d'acier bleu en murmurant le nom du Seigneur avec un visage épanoui et souriant. Ce village s'appelle Aga Euphémia, ce qui se traduit littéralement par Sainte Félicité...

UN VILLAGE PROVISOIRE...

Il s'agit maintenant de disposer les tentes, de tracer les rues, de situer l'église, l'école, la mairie. Nos Français ont évidemment un plan rationnel préparé dans des bureaux parisiens. Il éclate heureusement devant les préférences des usagers. On va rentrer à bord, mais dans la nuit, de chaque arbre sort une déesse brune portant fleurs et fruits. Puis un agneau entier rôti est présenté avec du vin raisiné. Ces pauvres gens qui ont tout perdu ont préparé pour nous, dans ces ruines au clair de lune, une réception sans phrases, d'une grandeur inimaginable.

Le lendemain soir, tandis qu'en présence des troupes grecques rendant les honneurs, les drapeaux montaient au mât élevé au centre du village français provisoire, l'ambassadeur devant le ministre grec de la Reconstruction célébrait le geste d'union : ces tentes portaient les marques tantôt de la Croix‑Rouge, tantôt du Secours Catholique, marquant l'effort convergeant de tous les français pour être présents dans ce malheur.

IL NE RESTERA PAS PIERRE SUR PIERRE

Je n'ai compris qu'ici ce texte évangélique. Après Sainte‑Euphémie, le pèlerinage se poursuit d'île en île : partout c'est le désastre total. Après quelques tremblements légers la veille et l'avant‑veille, la secousse sinistre du mercredi, à onze heures, a tout broyé en quelques secondes. « Un mouvement de poêle à frire les crêpes », disent les témoins. Plusieurs oscillations brusques de droite à gauche qui ont désarticulé piliers et murailles, puis un énorme coup du bas vers le ciel qui a projeté en l'air les étages comme les clochers. Laissez tomber de six mètres de haut un plateau couvert de cristaux de Baccarat et vous aurez l'image exacte de ce que nous verrons partout. Même la dernière murette du plus petit jardin n'est plus qu'un cordon de cailloux.

LA FLORENCE DE CES ILES N'EST PLUS

Voici Argostoli qui fut le grand port de ces îles. Les bulldozers ont déblayé un quai et une avenue. Le reste est un amoncellement inextricable. J'ai mis une heure pour franchir deux rues, afin de suivre le bon curé catholique qui, après un mois d'hôpital, voulait me montrer son église sous laquelle il fut enseveli.

Voici Lakistra, second village adopté par la France. Même spectacle, même accueil, même cérémonie, mêmes besoins.

Voici enfin Zante, fleur du Levant. C'était aussi la Florence de ces îles. C'est ici que se réfugièrent, après la chute de Candie (1669), les grands peintres post‑byzantins de l'école crétoise.

Zante, possédait deux cents églises bourrées d'icônes, de fresques, de trésors. Son musée byzantin était la plus rare accumulation de parchemins et d'incunables.

Il ne reste absolument rien de tout cela. Car la secousse ici a renversé des centaines de foyers où se préparaient les repas. Le feu a éclaté partout à la fois. Zante a brûlé cinq jours. La fleur du Levant n'a plus pierre sur pierre, mais ici chaque pierre est noire comme du charbon. On a beau dire : je ne me laisserai pas impressionner, je ne serai pas ému, on sort de Zante ému jusqu'aux larmes et on crie aux Français : « Si chacun de vous donnait seulement un pauvre franc, le total égalerait à peine la facture du scandaleux bal du marquis de Cuevas, mais ce total permettrait à la Croix‑Rouge et au Secours Catholique de continuer leur travail là-bas. »

IL FAUT CONTINUER

Car il faut continuer. Le Secours Catholique est fier des cinquante tentes familiales équipées qu'il a installées là-bas. Mais il n'est pas fier du tout si cela doit s'arrêter là. L'hiver vient. Les pluies sont torrentielles là-bas. La vie sera intenable sous les tentes provisoires.

J'ai quitté le destroyer au mont Athos, après une visite captivante et suis rentré en France par Salonique, Belgrade et la Yougoslavie. A Salonique, Foire internationale, 700 exposants allemands. Une petite poignée de stands français, tous tenus par des étrangers. Je m'approche du stand d'une de nos principales marques d'automobiles pour féliciter la démonstratrice : c'était une Berlinoise. Je comprends que l'on dise ici que cette exposition est une éclatante victoire allemande. Ajoutez à cela les visites incessantes dans tous les ports grecs de somptueuses escadres américaines avec leurs pluies de dollars. Il semblerait que la France ne soit plus qu'une ombre. Une ombre encore aimée, mais de plus en plus lointaine...

Et cependant vingt fois les sinistrés grecs nous ont fait comprendre que plus qu'un apport massif de tonnes de secours, ils avaient apprécié une visite, un geste, une intention venue de chez nous.

Une grande espérance est née en Grèce de voir la France "adopter" deux villages, deux pauvres villages.

Continuons notre travail.

LE TREMBLEMENT DE L'AN 63

Le passage à Salonique m'a fait retrouver la voie romaine (intacte) empruntée par saint Paul débarqué en Europe (Actes Apôtres, Ch. XVI, v. 15‑40). J'ai voulu aller à Philippe de Macédoine. Sous les ruines de son Acropole, on m'a montré la prison où Paul fut enfermé. C'est là où avec Silas il chantait la nuit pour glorifier Dieu et réjouir les captifs (v. 25). Lorsque le tremblement de terre détruisit la prison, (v. 26‑27), ce qui libéra Paul qui exigea ensuite des excuses du tribunal. J'ai vu la prison de Paul chavirée par le tremblement de terre d'alors. Quel rapprochement !

Un collectionneur grec me montrait, à Navarin, un tract de publicité édité en France en 1827 en faveur d'une collecte pour les victimes grecques. Il avait la forme et la présentation d'un assignat. Et il portait en exergue les versets de saint Paul, ce grec, exhortant les premiers chrétiens, les Corinthiens, à la collecte pour leurs frères éloignés.

Que saint Paul bénisse tous ceux qui du cœur ou du geste veulent bien répondre à son appel, si actuel.

                                                                                                                     J. R.

     

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