A des amis très chers
Jean RODHAIN, « A des amis très chers », Messages du Secours Catholique, n° 37, mars 1954, p. 1.
A des amis très chers
POURQUOI évoquer ici la douloureuse expérience de ceux qui furent appelés jusqu'ici «Prêtres‑Ouvriers» ? Parce que c'est ici, dans notre Maison, que l'expérience commença. Responsable de l'Aumônerie de 1.500.000 prisonniers de guerre français, nous avions, pour leur assurer le service religieux, 2.200 prêtres en Oflags, Stalags, Kommandos. Pour les 800.000 déportés du S.T.0., où toute aumônerie fut refusée, il fallait une présence sacerdotale. L'Assemblée des Cardinaux et Archevêques nous autorisa à recruter et envoyer là‑bas une équipe de Prêtres‑ 0uvriers. Plus de cent candidats furent présentés par les Évêques. Nous en choisîmes vingt‑cinq. Vous savez leur vie[1] (1). Vous savez que Vingt‑quatre furent arrêtés par la Gestapo. Les tombes du R. P. Dillard, de l'abbé de Porcaro, de l'abbé Giraudet marquent les limites de cette expérience de 1942‑1945. A ceux‑là, comme aux survivants rentrés dans le rang, nous sommes restés fidèles. C'est pourquoi, ici, nous ne pouvons rester étranger à l'autre expérience.
Mais justement, si la question nous tient tellement à cœur, raison de plus de la replacer au cœur même de l'Eglise. CREDO... UNAM SANCTAM ECCLESIAM CATHOLICAM.
L'humanité existe depuis quelques millions d'années, Avec le recul des siècles, on devine les quelques rares événements qui ont changé quelque chose dans l'histoire des âmes ‑qui est la seule Histoire. Abraham, le Calvaire sont les points de repère essentiels. Comme les grains de sable lentement disposés sur la plage par le flux millénaire d'un océan infini, nos actes sont des poussières peu à peu imbriquées dans une construction dont l'architecture nous échappe. Le Christ bâtit son Eglise. C'est un mystère pour les poussières que nous sommes.
Vous dites que nous sommes à un "tournant de l'histoire". Qu'en savez‑vous ? D'autant plus que ceux qui le décrètent se croient très vite les géomètres du tournant qu'ils dessinent. Vous dites que l'heure est providentielle ? Mais toutes les heures ne sont‑elles pas providentielles. Ne nous prenons pas pour l'horloger de l'Univers. Prenons du recul, dans le temps, et dans l'espace et, si vous le voulez bien, sans rien oublier de celle douloureuse question, replaçons‑la seulement dans l'ensemble des questions :
Il y a, en France, 30.000 prêtres qui travaillent quinze heures par jour : rien que le catéchisme, « apprendre Dieu à un enfant », est un rude travail, croyez‑moi, et préparer l'agonisant à mourir, c'est aussi un certain travail. Et le saint Curé d'Ars avait bien raison de dire que si l'on savait la terrible responsabilité de ce travail d'âmes, on n'accepterait jamais le Sacerdoce.
Regardons plus loin : voici 500 millions d'âmes en Russie et en Asie. Cela pèse plus lourd qu'une usine de banlieue. Parmi cette immensité humaine, des milliers de chrétiens vivent les heures de la persécution la plus vaste. En face d'eux, comment pourrions‑nous imaginer que le centre du monde soit à Paris ? La semence de chrétiens est dans le sang des martyrs, et le martyre véritable il est dans ces pays de l'Est, avec sa marque authentique : le silence.
Il y a sur la place Saint‑Pierre une fenêtre toujours éclairée et toujours repérée par des chrétiens de toutes races et de toutes conditions. Voici de longues semaines que cette fenêtre a les volets clos. Celle lutte, à peine devinée, du Père de famille aux prises avec l'extrême combat, voilà pour ses enfants la vraie question douloureuse. Parce qu'un enfant imagine très bien qu'un Père peut être malade d'autre chose que de maladie.
A l'heure où la vie du Pape ne paraît plus qu'un souffle, comment encore oser choisir autre chose que ce silence dans lequel nous voulons prier ‑ de tout cœur ‑fraternellement pour nos amis et très filialement pour l'Eglise et son Chef.
Mgr Jean RODHAIN.
[1] Cf, « Suprêmes Témoignages », R. P. Dillard, Spés. « Journal d'un Prêtre‑Ouvrier en Allemagne », Henri Perrin, Ed. du Seuil.