Quelle famille
Jean RODHAIN, « Quelle famille ! », Messages du Secours Catholique, n° 38, avril 1954, p. 1.[1]
Quelle famille !
L'assassin du jeune homme fut vite découvert : c'était son propre frère. Les journaux ne révélèrent rien sur les parents, pour une raison que nous avouerons plus loin, mais nous savons de source certaine que la mère avait, vingt ans plus tôt, dû quitter sa place pour un crime éclatant. Et que le père perdit aussi son emploi, car il fut, en ce crime, un complice évident. Quelle famille! Les noms sont sur toutes les lèvres. Nous possédons les aveux complets et tout le dossier de cette affaire lamentable.
Aussi, vous allez me demander de rechercher, en ce dossier, l'origine d'un tel avilissement. Est‑ce une longue hérédité, ou le cinéma? Ce jeune fratricide était‑il une victime de l'après‑guerre ? Quelles furent donc ses fréquentations, ses lectures ? Son père fut‑il influencé par l'existentialisme ? Et sa malheureuse mère est‑elle encore une pauvre victime de la crise du logement ?
Je vois tous les gens à systèmes s'avancer vers mon cas, avec chacun, sous le bras, son explication infaillible, et, au bas de la page, l'appel à une protestation, à une pétition, à une nouvelle loi, ou probablement à la création d'un nouveau mouvement béni par vingt vedettes de l'heure, afin de sauver ce soir l'humanité, de ce péril moral tout à coup découvert.
Honnêtement, avant d'aller plus loin, je dois tout de même pousser la diffamation jusqu'à la diffamation publique, et livrer, ici, en pâture à mes lecteurs, sinon les noms, tout au moins les prénoms de cette lamentable famille.
La malheureuse victime se nommait Abel, et entre nous, le fratricide s'appelait Caïn. Et après vingt ans de ménage, ce foyer célèbre ne groupait plus autour d'une tombe que trois êtres, tous trois pécheurs à 100% : le fratricide et ses fameux parents : Adam et Eve. L'humanité entière tenait en ce trio coupable. Amateurs de statistiques et de recensements sur la pratique religieuse, vous n'auriez pas trouvé un seul juste en ce sinistre groupe. Le Créateur venait de réussir la création. Dans l'horlogerie implacable de l'univers, le soleil tournait déjà à la seconde exacte et sur terre, dans l'exubérance des forêts vierges et l'hymne infini des premiers grains germés, seule trébuchait l'humanité : ses trois uniques spécimens auraient été traînés dans la boue par la moindre Cour d'Assises de Pithiviers[2] : fils dévoyé et assassin, parents lamentables. Quel verdict, quelle famille et quel reportage sur l'enfance délinquante !...
* * *
Ce récit je ne le trouve pas dans la presse. Mais dans la Bible. Alors que sur le globe terrestre il n'y a que deux J3, l'un aussitôt tue l'autre. La criminalité juvénile, à l'origine, est de 50%. Et aucune des causes invoquées de nos jours : alcool, cinéma, fréquentation, école laïque, hérédité, communisme, ne peut être retenue.
Et d'ailleurs, ni au 8ème ni au 14ème siècle, en face d'un crime ‑ ou d'un péché ‑ nous ne trouvons (ah, l'Histoire est une cure d'altitude!) une frénésie d'explications comme celles dont, de nos jours, sont saisis nos journalistes et nos psycho‑éducativo‑psychana‑moralistes. On savait prononcer ce mot éternel « mea culpa » devant son propre péché. Et çà vous rabotait (ou ramonait) le subconscient autrement que l'actuelle vaseline psycho-explicative.
Dans la sombre Histoire de l'humanité déchue dès son premier couple, voici, qu'en ce printemps, la prochaine Nuit Pascale va s'échancrer d'une lueur de résurrection. Au murmure du Lumen Christi la pierre du sépulcre se lèvera pour figurer de quel poids criminel la Rédemption nous soulage en partie. Félix culpa fait écho à Mea culpa (à condition de dire Mea culpa). En cette année mariale[3] (2), un cierge qui semble sortir d'une grotte lourdaise ajoute un halo de clarté nouvelle. A cette Eve qui fut notre mère fatidique, voici la réplique immaculée. Une créature, et une seule, échappa au sort du premier couple : Marie, seule, fut préservée, dans cette hérédité implacable, de la tache originelle. Quel relief sa silhouette immaculée ne prend‑elle pas sur cette sombre fresque qui va de l'«impossible» famille originelle jusqu'à l'actualité de nos tribunaux ‑ y compris le tribunal de la pénitence... Mea culpa ‑ Ave Maria.
Avant de parler Charité, regardons ‑ c'est la condition première de la Charité ‑ regardons l'humanité, non pas à travers le journal du soir, mais avec le recul des deux Testaments. Aimer l'homme, c'est d'abord le comprendre. Et çà commence à Adam, l'histoire de notre famille impossible...
Mgr Jean Rodhain
Secrétaire général de l'année mariale"