Les deux tables
Jean RODHAIN, « Les deux tables », Messages du Secours Catholique, n° 48, avril 1955, p. 1.
Les deux tables
Depuis plusieurs semaines, d'aimables invitations m'ont conduit aux quatre coins de la France pour parler des réfugiés du Viet‑nam à des auditoires fort divers. J'ai rencontré presque partout une ignorance de l'histoire, de la géographie et des clauses de l'armistice de Genève. Par contre, partout, une émotion devant cet exode, une inquiétude, un intérêt tardif, mais grandissant, pour ces problèmes d'Extrême-orient. Un ou deux auditeurs semblaient même au courant de cette conférence de Bandoeng, qui va se tenir dans quelques jours. Sera‑ce une Tour de Babel ou la première pierre d'un édifice imposant ? Je n'en sais rien. Mais pour la première fois dans l'histoire du monde, voici, en cette ville d'Indonésie, en dehors de l'O.N.U. et de l'O.T.A.N., une conférence, sans un seul blanc, avec uniquement les peuples de couleur. Le Mongol et le Cafre. L'Arabe et le Chinois. L'Hindou et l'Égyptien. Le Vietnamien et le Vietminh. Ces hommes ‑ nos frères ‑ qui se réunissent sans un Européen, sans un Américain, représentent la moitié de la race humaine actuelle. Or, ce milliard d'hommes de couleur est justement le cortège ‑de ceux qui ont faim, de ceux qui sont notoirement sous‑alimentés.
« Donnez‑nous aujourd'hui notre pain quotidien ». En nous mettant à table, dans notre paisible salle à manger, songeons‑nous à la table de cette conférence de la faim ?
* * *
Et c'est devant une autre table que je reste interdit ce soir. C'est entendu, nous avons expédié plusieurs centaines de calices neufs aux paroisses réfugiées du Viet‑nam. Douanes, changes, contrôles, tout a été surmonté. Mais il restait « en souffrance » une autre série. La voici qui part. Et je comprends seulement maintenant quelle force mystérieuse faisait hésiter devant elle. Sur les tables de la salle des expéditions ces multiples calices sont alignés : ceux‑ci ont déjà servi. Il y a le vieux calice du XVIII siècle, tout usé. Il y a toutes les tailles. Le calice avec les bijoux de famille sertis sur le pied, et, encore gravée, la dédicace pour la première messe de 1864. Le petit calice‑timbale fourni en 1940 par l'Aumônerie des Prisonniers de Guerre et qui nous revient, après 1.500 messes au Stalag. Celui‑ci, tout simple, c'est un curé de campagne qui s'est privé de son calice d'ordination. Celui‑là c'était la relique familiale d'une maison au nom célèbre.
Vous devinez ce que cette accumulation de calices représente de messes célébrées, de sacerdoces enfouis dans une église de village, de secrets dialogues avec le Christ, de présences du Seigneur aux pires heures de ses troupeaux tour à tour fervents ou éparpillés.
Cette table est un véritable reliquaire de la Rédemption. Vous comprenez pourquoi je trouve ce rassemblement « terrible » et que nous avons tardé un instant à oser l'embarquer.
Il part demain. Et chacun des donateurs sait très bien qu'au bord de la rizière de Cholon ou dans l'atroce confusion du Sud Vietnam le célébrant ne possédera ce trésor que pour un avenir incertain.
Mais le royaume du Christ n'est pas de ce monde. Et c'est l'infini bonheur du plus humble collaborateur du Secours Catholique de collaborer à un secours qui n'est pas que matériel.
A l'agonisant, pour qui ni la médecine, ni la Sécurité sociale ne peuvent plus rien, le meilleur secours est de lui parler de cette autre vie, autrement plus réelle que celle. ci : Le Seigneur n'a pas seulement multiplié le pain aux affamés, il a soulevé la pierre de son tombeau pour tous ceux qui regardent au-delà.
Triomphant au matin de Pâques. Il a conservé et montré sur son corps la trace sanglante des clous et de la lance. Ce sang est le même qu'au creux de ces centaines de calices. Le Christ c'est le pain partagé : Le Seigneur sait que tous ceux qui donnent, ne fût-ce qu'un cheveu d'argent pour le plus petit calice, regardent le milliard d'hommes qui ont faim, en essayant de les regarder comme Lui les aimait. Seigneur, ayez pitié des uns et des autres !
Pâques 1955.
Mgr Jean RHODAIN.