"Mémoire courte"
Jean RODHAIN, « Mémoire courte », Messages du Secours Catholique, n° 50, juin-juillet 1955, p. 1.
"Mémoire courte"
Au Château de Fontainebleau, en fin de matinée, c'est déjà la fournée n°27. Cette cohue de touristes vient de céder sa place à la fournée n°28.
La fournée n°27 s'écroule sur l'herbe du parc, fatiguée par une demi-heure de cuisson parmi les ors et les velours, avec comme boulanger un guide niveau Magasins Réunis, rayon descentes de lit.
Au sortir des appartements pontificaux, à quoi pense la fournée n°27 ? Aux « tapis d'une seule pièce » et à la « pendule en Sèvres offerte par l'Empereur » ? Combien, parmi la fournée, revivent l'assaut sordide donné par nous au Quirinal le 5 juillet 1809, le grand vieillard blanc agonisant traîné, pour une captivité de cinq ans, de Rome à Savone, de Savone à Fontainebleau ? Combien savent que de cet appartement luxueux, Pie VII n'utilisa qu'une seule chambre, dans des conditions misérables ? Combien connaissent cette longue torture morale qui, sans drogues ni piqûres, rejoint celle infligée au cardinal Midzenscky ?
J'entends parfois mon sacristain Sidoine me dire, les yeux révulsés : « Et si les communistes arrivent à Rome, que vont-ils faire au Pape ? » - Je n'en sais rien, Sidoine, mais ils auront du mal à lui « faire » autant mal que nous en avons fait à Pie VII à Fontainebleau. Depuis les Papes Martyrs de l'Église primitive, aucun pays du monde n'a infligé à un Successeur de Pierre un traitement semblable à celui que nous lui avons infligé, nous, Français. Mais combien de Français visiteurs de Fontainebleau connaissent l'Histoire de leur pays ? Primo.
Et voici le secundo.
Alors que chaque demi‑Sous‑Préfecture est en fringale de centenaire : (on déterre les Jules Verne et on repère tous les dix ans le pseudo poète local), je me demande pourquoi on laisse passer, sans un mot, un indiscutable cinquantenaire : 1902-1905 : les Inventaires et les Expulsions ? Oui, il y a cinquante ans, nous, Français, nous avons expulsé les Chartreux avec des procédés ignobles. Et chacune de nos villes s'enorgueillit en 1955 d'un Musée on d'une Préfecture que nous avons, il y a cinquante ans, littéralement « volé » à une Congrégation dans des conditions qui feraient hurler d'indignation tous les partis politiques actuels si cela se passait dans un pays voisin.
Sidoine m'explique que je manie la gaffe et qu'il vaut mieux n'en point parler, et que tous les jeunes ignorent même cela. Mais cela, c'est l'Histoire. Et Sidoine en confondant le pardon avec l'ignorance me fait figure de Gribouille. Pourquoi ne pas regarder même les souvenirs désagréables ? Parce que j'ai eu un accident de bicyclette place de la Concorde, suis-je tenu de la traverser désormais les yeux bandés ? Or, moi je prétends que cela fait du bien à nos prétentions de regarder nos erreurs. Increvable prétention des Gaulois, nous la retrouvons dans nos bons journaux célébrant sans cesse nos petites expériences apostoliques comme des leçons à l'Église tout entière. A chaque pays, nous accordons pitié ou indulgence. Que l'Argentine expulse deux prélats, nous voici suffoqués d'indignation contre elle, comme si nous étions chargés de juger la mappemonde. Nous avons fait pire. Nous avons vraiment la mémoire courte...
Tertio.
Non plus Sidoine seul, mais cent fois, de partout, on vient m'expliquer : « Alors c'est un échec, ces réfugiés du Vietnam ? Voyez comme ils sont divisés dans le Sud ? Pauvre pays, tout est perdu. Vous avez encore des nouvelles de là‑bas ? A quoi bon leur envoyer encore quelque chose ?
Il est toujours dangereux de faire des comparaisons. On verra ça plus tard : les Historiens de l'an 3000 nous jugeront, eux et nous, Vietnam et France.
Mais quand un pays a traité Pie VII ainsi avant-hier, et hier ses religieux de même, il ne peut aujourd'hui faire la moue devant un autre pays divisé et douloureux.
Ce qui est certain, c'est que les réfugiés souffrent, mais qu'ils travaillent[1] avec une obstination incroyable. Et que, dans l'ensemble, leurs camps sont une leçon pour nous tous.
Ce qui est certain, c'est qu'un pays de foi, un pays où des chrétiens souffrent, a des rebondissements étonnants, et des lendemains inattendus. La grâce de l'Église n'a que faire des pronostics de nos myopes observateurs. Notre Charité pour le Vietnam serait à bien courte vue si nous n'avions pas toujours, ouverte sur notre table, l'Histoire de l'Église. Et l'Histoire de France aussi.
Le secrétaire général
Mgr Jean RODHAIN.
[1] Voir en page 5 quelques précisions sur la manière dont vous pouvez aider les réfugiés du Vietnam.