Trois lieux
Jean RODHAIN, « Trois lieux », Messages du Secours Catholique, n° 63, décembre 1956, p. 1.
Trois lieux
ELLE est quasi monacale la cellule où l'aimable Mgr Ungar a établi son P.C. Ce Directeur de la puissante Caritas de Vienne a voulu fuir ses bureaux envahis par l'afflux des convois. Mais dans sa minuscule retraite je retrouve mes collègues des Secours Catholiques belges, allemands, américains. Et l'unique téléphone transmet sans arrêt les offres des Caritas de Rome, de Madrid et de Montréal. On est au cœur même d'une charité internationale. Comme autour d'une plaie, on voit arriver de tous les points du corps blessé les globules et les réactions de vie, de même voici dans l'Église blessée la réaction visible du Corps mystique tout entier. Les anges voient le monde en prière ce soir. Nous ne voyons que sa charité palpitante comme un cœur. Non, dans cette cellule, ce n'est pas un Comité exécutif. C'est un phénomène de vie. Vie de l'Eglise. Vie de la charité. Quel réconfort ici, en face de tant d'horreur à deux pas d'ici.
Dans ce château épiscopal XVII° siècle, le bureau de Son Excellence Mgr l'évêque de Gyoer est le type même du luxe appauvri. Boiseries et meubles remarquables, mais qu'aucun personnel n'entretient. Rideaux et draperies usées jusqu'u la corde. Et dans cette poussière, en première place comme dans tous les presbytères hongrois, une grotte- souvenir de Lourdes aussi laide que touchante. Sous les fenêtres, voici la vieille ville, centre de l'insurrection actuelle. Je dis actuelle, car Gyoer a toujours été le bastion de l'Europe en face des attaques de l'Est. Tandis qu'en France, Mme de la Fayette écrivait La Princesse de Clèves, et que Mr. de la Rochefoucauld rédigeait ses Maximes, Gyoer « arrêtait Ies Turcs, ces terribles barbares qui, en arrivant chez nous auraient soufflé les chandelles d'un temps dont la flamme n'est pas encore éteinte »[1].
En ce temps-là, deux évêques de Gyoer furent successivement massacrés par les envahisseurs. On en compte trois maintenant. Le prédécesseur de l'actuel ayant voulu protéger les femmes réfugiées chez lui fut fusillé par les Russes. Pendant que de la fenêtre je surveille nos équipes qui déchargent notre convoi de médicaments, qui vont repartir vers Budapest, on me montre la cour d'honneur, où l'exécution eut lieu. Effrayés eux-mêmes par le calme de l'évêque, les Russes respectèrent finalement les 50 réfugiées. Il y a exactement onze ans de cela. A cette heure, Gyoer n'est plus qu'une ruine ensanglantée. Je n'oublierai jamais le bureau de Son Excellence Mgr l'évêque de Gyoer...
Et voici ce matin le studio de la Télévision française. Un ciel de cirque où les trapèzes seraient remplacés par les lianes embrouillées des micros et des projecteurs. Comme toujours, trois minutes avant l'émission rien ne semhle en place, et on improvise dans un affolement traditionnel éclairages et minutages. Je dois présenter aux auditeurs les premiers réfugiés hongrois arrivés en France et, qu'à deux pas d'ici, nous hébergeons à la Comète. C'est le moment que choisit malicieusement le speaker pour me demander : « Monseigneur vous savez où est né saint Martin » Je consulte mon bréviaire : Martinus, Sabariae in Pannonia natus[2] ... Je ne l'avais jamais remarqué : Martin, ce saint « bien français » est né à Szyomtbathely, près de Gyoer. Martin, patron de 3.667 paroisses de France était hongrois. Saint Martin, dont on retrouve 485 fois le nom dans le dictionnaire des communes de France, arrivait des bords du Danube. Non, le XXème siècle n'a pas inventé les relations internationales, ni l'intégration des réfugiés dans la nation...
Que saint Martin au manteau partagé bénisse tous ceux qui aident ses compatriotes.
Paris, ce onze novembre.
Mgr Jean RODHAIN.