Quatre mètres carrés de paix
Jean RODHAIN, « Quatre mètres carrés de paix », Messages du Secours Catholique, n° 64, janvier 1957, p. 2.
Quatre mètres carrés de paix
OBERPULLENDORF : Un minuscule village autrichien dans un décor de Noël, mais sans skieurs, car il touche exactement la frontière hongroise. Chaque nuit, vers deux, trois heures du matin, ils arrivent de la forêt. Ce sont les hommes, les femmes, les enfant, partis de Budapest ou de Gyoer. Ils sont arrivés en vue de la frontière la veille, ils ont attendu la nuit pour risquer la traversée. A l'aube, ils seront cinq cents ou neuf cents devant l'école. L'école du village est minuscule. Au premier étage, une salle de classe pour 10 enfants ; sur le sol quelques couvertures : c'est l'infirmerie des femmes. Dans le couloir, pas de robinet, mais une petite cuvette : c'est l'infirmerie des hommes. Il est passé dans cet escalier quelque 35.000 réfugiés depuis six semaines.
Dehors la foule harassée, farouche, grondante parfois sous la pluie, attend son tour. Un à un chacun passe dans cette école lilliputienne. Mais, dedans c'est la paix, et pourquoi la paix ? Quel est cet ange ne parlant pas un mot de hongrois, aux décisions parfois brusques, mais au sourire tellement paisible qu'on est dans un autre monde ? C'est une petite religieuse française de rien du tout, toute seule dans cet avant-poste. Alors que d'autres affichent des tonnages de steaks distribués, elle n'a que des car tons de vieilles chaussures et des bouts de lit. Mais un déchet de friperie est ensoleillé par son clair regard. Elle distribue des médailles et jamais un dollar. Les experts ès psychologie socio-religieuse n'ont pas de catégorie pour classer cet ange rebelle à leurs fichiers. Mais moi, je sais bien qu'ici c'est la paix de Bethléem, et qu'ici c'est un peu la crèche...
Pendant ce temps-là, mon voisin feuillette ce magazine américain dont les photos impubliables en France étalent la cruauté inouïe des batailles de Budapest : « Le monde va vers le péché », gémit-il. Mais l'a-t-il jamais quitté ? Il ne s'agit pas seulement de Budapest, mais de toute l'Église du Silence bâillonnée dans les camps de Sibérie comme dans les sourires de la Chine. Et s'il s'agit de péché, il n'y a pas de frontière, et le voici présent à Rome comme à Paris et dans le cœur de chacun.
Pourquoi donc Seigneur sommes-nous donc toujours des impatients incapables de comprendre votre patience.
Pendant des millions d'années, des millions d'hommes ont tâtonné dans les cavernes sans vous connaître.
Depuis Abraham, des millions de juifs fidèles vous ont espéré sans vous voir autrement qu'à travers les prophètes de l'Ancien Testament.
Nous voici aux premiers jours (car un siècle n'est qu'un jour à vos yeux, Seigneur) de votre Église débutante. Vous patientez depuis le crime d'Abel et vous patienterez jusqu'au dernier jugement.
Pourquoi donc prétendons-nous tout guérir, et nous impatientons-nous chaque fois que l'humanité se montre sous son jour véritable.
Pourquoi, à chaque nouvelle du journal, trouver une inquiétude nouvelle. Qui donc sait encore regarder le lys des champs et prendre Ie temps de considérer les oiseaux du ciel ?
Voici la Semaine où Pax Christi demande justement à chacun un examen de conscience devant la Paix et une réelle privation pour que chacun se libère de sa torpeur.
Voici la nuit, Seigneur, où vos anges ont annoncé cette paix qui n'est pas du tout celle de ce monde.
Seigneur; donnez-nous votre paix.
Mgr Jean RODHAIN