Agenda d’une semaine
Jean RODHAIN, « Agenda d'une semaine », Messages du Secours Catholique, n° 79, juin 1958, p. 1.
Agenda d’une semaine
Dimanche.
Un vieux renard, rôdeur de Congrès depuis sa lointaine jeunesse m'a mis en garde. « Méfiez-vous. Voici votre 12ème Congrès annuel. Votre Secours Catholique arrive à l'âge où les rassemblements tournent à la flatterie mutuelle et aux volets clos ».
Alors je suis aux aguets.
Je regarde : voici notre Père Claudel qui arrive de Saïgon. Voici notre Père Rochcau qui débarque de Moscou. Voici une de nos infirmières qui atterrit du Pakistan. Et sur l'estrade Dakar, Rabat, Tunis, Lomé, Tananarive, Diégo-Suarez. Les volets ne sont pas clos.
J'écoute : Saint-Etienne, Arras, Marseille, Reims, Annecy, Troyes, déballent leurs expériences. Chacun s'est trouvé devant une situation nouvelle. L'accueil des réfugiés tunisiens… L'immigration brusque des jeunes... La formation des délégués... La création d'une Cité-Secours spécialisée...
Il n'y avait pas de tradition. Il n'existait pas de manuel sur la brochure toute faite. C'est du nouveau, et du renouveau. Cela rend exigeant vis-à-vis du Siège Social. C'est le vin nouveau de l'Evangile. Il ne flatte pas. Il pique. Tant mieux cela réveille.
Lundi.
Le Congrès se déroule dans le cadre vert pomme d'un printemps tardif. Soleil. Oiseaux dès le matin. Echo des cantiques de la Grotte toute voisine.
Mais tout ce charme est balayé chaque heure par un nouveau dossier. De l'Inde, de l'Afrique, du Proche-Orient, de Pologne, c'est l'interminable dossier des appels de la misère. Nous n'avons pas fait le centième de ce qu'on nous demande. Nous n'avons pas réalisé le dixième de l'espoir qui est mis par nos frères dans la mission qui nous est confiée.
Mardi.
Avant-hier un visiteur de l'extérieur, pessimiste depuis le pancréas jusqu'aux frontières hépatiques m'a prévenu : « Vos congressistes doivent être inquiets. Tout peut éclater d'une heure à l'autre. Ils vont regagner leurs diocèses l'un après l'autre. Pour la clôture vous n'aurez plus un chat ».
Voici la séance de clôture dirigée par Son Excellence Mgr Mercier, l'Evêque du Sahara. Je compte sur 412 délégués, il en manque 3 (trois).
Mercredi.
Bruxelles. Ce Congrès International[1] vaut au Secours Catholique l'honneur d'y faire une conférence. Toute la soirée, les visiteurs de pays très divers viennent m'interroger sur nos évènements. C'est bouleversant parce que c'est autre chose que de la curiosité. On croirait les membres d'une famille, affectueusement inquiets pour un malade très cher.
Jeudi.
Je découvre dans chaque journal la même information parvenant d'Alger. Sans aucun préavis, le Secours Catholique américain vient d'arrêter un cargo de farine arrivant à Alger et l'a dérouté sur Naples. De quoi ont-ils eu peur ? La distribution attendue au Sahara et en Kabylie est aussi opportune ce matin qu'il y a huit jours. Ces 1.700 tonnes de farine promises sont attendues par tout notre réseau Secours Catholique depuis l'Aurès jusqu'à Tamanrasset. Le problème n'a pas changé.
A coups de télégrammes, je reprends le dialogue avec Washington. Il est interrompu par une dame agitée, qui, toutes affaires cessantes, exige qu'un camion aille ce soir « débarrasser son grenier d'une caisse de vieux chapeaux qui pourront peut être nous servir ».
Le Secours Catholique d’Oran me télégraphie qu'un cargo de vivres américains vient de lui parvenir exactement. La généreuse noria des catholiques USA va reprendre son rythme inlassable. Washington laisse espérer la restitution du cargo de Naples... St-Paul, ce collecteur, des famines de Jérusalem doit regarder curieusement ces charitables zigzags méditerranéens...
Vendredi.
Métro. Personne ne dit rien. Même pas un loustic pour lancer un mot. Il y a une indéfinissable pesanteur. Chacun pèse la gravité de la semaine qui sera décisive. Seuls Jean-Marie (9 ans) et Sylvie (10 ans) jacassent au-delà de toute mesure. Excédée, une marchande de quatre saisons, qui est peut-être une grand'mère, leur rappelle qu'à onze heures du matin leur place serait à l'école. " En classe aujourd'hui ? Mais on est en grève, nous ".
Si la classe est en grève à 11h, le métro le sera peut être à 16h. Je passerai à la Cité-Secours vérifier le travail. Pour servir nos 200 hommes au réfectoire, au lieu des 12 Dames de Charité de Pantin, dont c'est le jour, j'en trouve 24. Curieux. J'interroge. A cause de la grève des transports (qui n'a pas eu lieu) chacune a songé, en secret, que la titulaire ne pourrait pas traverser Paris. Résultat : il y a double effectif.
Samedi.
Tous les passagers ont frémi, mais le navire a franchi le cap des périls, et vogue vers d'autres mers qui ne seront pas sans périls.
Aux amis de l'étranger qui s'étonnent d'une semaine qui fut tragique, mais sut éviter le sang versé ; aux amis lointains qui se demandent pourquoi ce déconcertant peuple français est resté calme et grave, on donne, ici et là, vingt explications diverses. J'en ajoute une : dans chaque village, il y a au moins une famille portant le deuil d'un fils tombé en Algérie. Les clochers en deuil ne donnent que des notes graves.
Dim…
Dans vingt ans, ces épisodes n’auront plus de sens. Ce carnet, avant 2058, sera de la cendre. Il ne restera rien. Il ne subsistera que l’obole de la veuve. Il ne demeurera que l’acte de charité accompli dans le secret par l’inconnue que personne n’a remarqué, qu’aucun journaliste n’a reconnue. Charité, seule écriture subsistant sur ce grand Livre qui est l’agenda véritable.
Mgr Jean RODHAIN.
[1] Congrès International des Dames de la Charité.