Il n'a pas tout fait
Jean RODHAIN, « Il n'a pas tout fait… », Messages du Secours Catholique, n° 83, décembre 1958, p. 1.[1]
Il n'a pas tout fait...
A sa façon de claquer la porte, à la fixité de son regard gommé sur le parquet dès qu'il me parle, je sais que Sidoine, mon sacristain fidèle, est en crise. Et ses crises obéissent à deux lois inéluctables. Ou bien c'est la crise extérieure. C'est l'organiste toujours, la chaisière quelquefois, qui en sont l'origine. Alors je dois me taire, sinon c'est déclencher une foudre aux conséquences locales irréparables. Le temps et la fuite sont pour moi, dans ce cas, Ies seuls remèdes. Ces crises-là se reproduisent cinq ou six fois par an à des dates imprévisibles.
Ou bien c'est la crise intérieure. Chez Sidoine, celle-ci survient seulement à l'entrée de l'hiver. Favorisée par les brumes de novembre, mûrie dans les psalmodies tristes de la Toussaint, cette crise est déclenchée généralement par un article du journal local consacré aux problèmes internationaux. Sidoine en retient une idée. II la rumine quinze jours pendant lesquels son front et son caractère se tendent comme un arc. Il faut saisir Ie moment critique. Ce matin, les rides étant parvenues au maximum du circonflexe et le ton de sa voix au suprême suraigu, je décidai d'attaquer net.
Il était temps : il ne s'agissait rien de moins que du gouvernement de l'Église. Les funérailles d'un pape, les secrets d'un Conclave, l'approche d'un Consistoire avaient porté Sidoine jusqu'à Rome - en esprit. Entre ses balais et son catafalque, il vivait depuis quinze jours dans une ambiance de Sixtine. De ce séjour imaginaire dans les sous-sols du Vatican, Sidoine scrutait Ies échecs de l'Église. Et son bilan n'était point inexact. « Voyez, me disait-il, à côté de ce faste romain, la pauvreté des Indes, la faim de I'Orient et, partout, la masse ouvrière si éloignée de nos offices. Que nous sommes loin de la multiplication des pains et des foules accourues autour d'un Lazare ressuscité. L'Église est en échec. Ah ! si le Christ revenait... ».
Si le Christ revenait, Il continuerait.
Vous me dîtes ce qu'Il a fait, mais veuillez un instant, pour une fois, dresser le bilan de ce que le Christ n'a pas fait.
En trois ans de Galilée, II a guéri trois paralytiques. Admettons que les Évangélistes n'aient pas donné le total complet et supposons douze guéris. Mis dans cette époque sans hospices, II a trébuché, dans Ies ruelles de Jérusalem sur des centaines de grabats ; sur les routes de Samarie, le Christ a croisé des milliers de paralytiques. D'un mot, il aurait pu aussi les guérir un par un. Il ne l'a pas fait.
L'aveugIe-né, pour Ie guérir, Notre-Seigneur a mélangé de la boue avec de la salive. Il aurait pu employer de la pénicilline, en révéler la formule. Quel gain pour des millions de malades que ces vingt siècles d'avance pour ce médicament révélé. Quel adoucissement pour l'humanité souffrante. Une phrase suffisait. Ce geste, Il aurait pu le faire. II ne l'a pas fait.
Le Christ aurait pu écrire un livre. Quel écrivain unique II aurait été ! Quel texte précieux pour l'humanité ! De sa main, le Verbe aurait pu écrire au moins une page, une phrase. Quelle incomparable relique ! On viendrait visiter du monde entier la vitrine où serait exposé le parchemin avec l'écriture même du Seigneur Jésus. II aurait pu écrire un volume indiscutable, un texte indiscuté des exégètes. Il ne l'a pas fait.
II a parlé pendant trois ans. Pourquoi pas six ou neuf ans ? Au lieu d'envoyer Pierre et Paul à Rome, pour un séjour dont nous savons si peu, II aurait pu faire le voyage Lui-même, entrer au Palatin, dialoguer avec César, implanter Lui-même son Église au cœur même de cet Empire romain. Cela gagnait des siècles à l'Église et cela lui gagnait à Lui-même des âmes par millions. Il aurait pu le faire. Il ne l'a pas fait.
Il n'a pas tout fait.
II a choisi.
Il n'a pas tout fait, Lui qui aurait pu tout faire, et c'est une leçon pour les obsédés de la réussite intégrale. Derrière Sidoine, je vois tant de chrétiens aux vocations de procureurs improvisés qui jugent l'Église à propos de la faim, du catéchisme, de la liturgie, de l'apostolat, et à propos de tout, de tout ce qui reste à faire.
Ici, Sidoine, avec son narquois sourire, me rappelle - et il a raison - que je ne suis pas saint Augustin et que je n'ai pas mission de morigéner ces chrétiens frénétiques dans leurs exigences.
Mais je tiens à ma méditation sur « ce que le Christ n'a pas fait » parce que je pense au vertige de tant d'âmes authentiquement charitables : justement, parce qu'elles voient mieux la misère du monde, elles risquent de céder au découragement dès qu'elles font le bilan, le maigre bilan de leurs réalisations.
Le responsable national ou international d'une entreprise charitable, le délégué diocésain ou le représentant très local d'une œuvre secourable sont à la merci de ce vertige. La fin de I'année, la simple lecture des nouvelles du monde entier, ou l'examen clair de sa propre conscience provoquent ce bilan et cet effroi. Devant l'effrayante perspective de la famine, du froid, de la misère publique ou secrète, de l'esclavage nommé ou déguisé, que l'aveu de nos bilans personnels conduise à se donner plus, mais qu'il ne paralyse point.
Méditons sur les quelques miracles de l'Évangile, bien sûr. Sur tout ce que le Seigneur a fait, Mais aussi sur ce qu'II aurait pu faire et qu'II n'a pas fait.
Le Seigneur exige de vous du travail, oui certes, mais du calme aussi.
Mgr Jean RODHAIN.
[1] Réédité dans : CGV, pp.125-128. (note de l’éditeur)