Saint Martin, un très jeune saint
Jean RODHAIN, « Saint Martin, un très jeune saint », Almanach du pèlerin 1961, 1960, p. 100 s.[1]
Saint Martin, un très jeune saint
1960 voit s'achever le Tricentenaire de Saint Vincent de Paul.
Au même moment commencent les fêtes d'un autre Centenaire c'est le 14 décembre 1860 qu'à Tours on découvrait le tombeau de Saint Martin.
En ce soir d'hiver, les membres de la Commission du Vestiaire[2] de Saint Martin observaient anxieusement dans les caves d'un immeuble les ouvriers qu'ils avaient embauchés pour opérer les fouilles à l'endroit présumé du tombeau de leur fondateur.
Un peu avant minuit, ces archéologues improvisés mettaient à jour les vestiges du tombeau primitif.
L'anniversaire de cette découverte déclenchera dans le monde entier des fêtes consacrées à Saint Martin, et des célébrations, et des expositions.
Depuis la Hongrie (pays d'origine de Saint Martin), jusqu'aux milliers de paroisses françaises[3] ayant Saint Martin pour patron, on exhume actuellement, pour les exposer, toutes les représentations anciennes de Saint Martin : statues, vitraux, images, girouettes, bas-reliefs, émaux. Et on s'aperçoit que, malgré pillages et négligences, on pourrait remplir le Louvre tout entier avec les seules sculptures de Saint Martin. Or, depuis mille cinq cents ans, chaque sculpteur, pour représenter ce Saint, choisit dans sa vie un épisode, et un seul : le manteau partagé.
Saint Martin a fait bien d'autres gestes, pendant sa longue vie, que ce coup de sabre. Ses prédications, ses voyages, ses fondations l'ont fait surnommer parfois le 13e Apôtre. Mais l'imagier tient au manteau partagé. Et d'ailleurs, interrogez un enfant, au mot « Saint Martin » il fera écho par « Manteau partagé ». J’oserai même prétendre que si vous interrogez cinq ou six adultes de votre voisinage, ils ne réussiraient pas à vous décrire beaucoup d'autres détails sur la vie du Grand, du Célèbre Saint Martin.
Et si je regarde attentivement Saint Martin statufié, je découvre aussitôt la difficulté de ce geste devenu légendaire. Couper d'un seul coup un manteau que vous portez d'une main, avec une épée que vous tenez de l'autre, n'est pas si facile. Maintenant, prenez un cheval, montez dessus et faites l'opération en restant bon cavalier, et essayez d'effectuer ce découpage avec minutie : c'est un travail.
Certains sculpteurs du Moyen-Age ont poussé la gentillesse jusqu'à montrer du même coup Martin « enrobant » déjà le pauvre grelottant, avec le demi-manteau à peine détaché : les deux personnages par leurs mimiques expressives nous expliquent que cet hiver-là le froid était terrible.
J'osais avancer timidement tout à l'heure que sur six personnes interwievées sur Saint Martin, la majorité ne saurait citer de mémoire plus de 3 ou 4 épisodes, y compris l'histoire du manteau...
Je fais maintenant un autre pari. Amenez devant n'importe quelle sculpture de Saint Martin un paroissien de 1961, et je vous parie qu'après avoir admiré rapidement le marbre ou le cheval, il sortira, comme un automate, l'objection de 1961 : « oui, mais je regrette le caractère « paternaliste » de ce geste protecteur ». Et je vous parie encore qu'aussitôt, comme un disque bien appris, mais appris sans effort, car ces malheureux ne raisonnent pas, ils résonnent seulement en répétant comme des perroquets ce qu'ils ont lu sur du papier imprimé, je parie donc qu'on va m'expliquer « que de nos jours la Charité serait plus discrète », et qu'on regrette « cet air trop protecteur » vis-à-vis de ce pauvre à l'air trop protégé. C'est tout juste si, avec un centimètre, on ne calculera pas que ce geste était "hautain" et si on n'ajoutera pas, sans même songer à faire de l'esprit, qu'en fait de Charité ce geste est vraiment « cavalier »...
Parce que de même qu'au XXe siècle on met les petits pois en conserve dans des boites de gros, mi-gros et fins, les petits philosophes de la réunion du mercredi soir, ont classé les gestes de charité dans trois boites de fer-blanc étiquetées par eux. Et alors, pour eux tout est réglé. Hors de leurs petits bocaux à idée congelée (servir frais avec un peu d'air tranchant), rien d'autre n'existe au monde.
Au monde des âmes et des siècles et des situations, tout existe au contraire avec plus de diversité que de fleurs dans cent hectares de jardins.
- Il y a la veuve de l'Évangile qui apporte son don dans le secret. Et il y a aussi le don public et spectaculaire, le plus public et le plus spectaculaire de tous les dons celui de l'Auteur même de l'Évangile sur le piédestal du Calvaire.
- Il y a le don imperceptible du militant qui aide son voisin par un mot fraternel ; mais il y a aussi Saint Paul qui se proclame « père » de ceux qu'il a enfantés dans le Christ et dont toutes les Epîtres chantent son affection « paternelle ».
- Il y a le don méritoire du vieux paroissien tout assoupli par soixante ans d'une gymnastique du renoncement et qui se prive en secret chaque jour pour aider les Missions. Mais il y a aussi le jeune rameur, passionné de son métier, et ravi de soleil, qui un beau matin de printemps laisse sa barque et ses filets pour suivre tout à coup Celui qui passe sur son lac de Tibériade : çà aussi c'est un don.
Martin devenu vieux aurait peut-être ramené en secret ce pauvre grelottant dans la cuisine de son évêché. Et sans cheval ni épée, lui aurait trouvé dans son propre vestiaire un manteau tout entier après avoir fait vérifier les boutons par la bonne sœur de l'office, qui d'ailleurs ajoutera aussi un ticket de logement à l'asile municipal. C'est un geste bien mitonné de parfaite assistante sociale, très, très bien formée. D'accord. Mais, de grâce, regardez l'âge de Saint Martin cavalcadant sur son cheval. Il piaffe de jeunesse. Il est même si jeune dans la foi qu'il n'est pas encore baptisé. Ce n'est qu'un catéchumène.
Un autre cavalier fut frappé par la grâce sur un autre chemin qui conduisait à Damas. Et la voix lui dit : « Je suis Jésus que tu persécutes ».
Ce cavalier Martin, sur sa route, fut frappé par une autre grâce ; le pauvre. Il en fut aussi ébloui que Paul, au point d'oublier toutes les convenances d'un officier en service commandé, et qu'il donna sans mesure, d'un coup, comme on se donne à vingt ans. Le soir même, une voix proclamait : « Martin, encore catéchumène, m'a revêtu de ce manteau ». Cette Voix était celle du même Christ apparaissant à Martin bouleversé de charité, comme autrefois à Paul foudroyé de clarté.
Voilà un don qui débouche sur le baptême d'un géant de l'apostolat. Je vous en prie, ne venez pas me calculez cela avec vos centimètres super-sociaux de 1960... Nous sommes en 1961, que diable.
« On ne parlera jamais tant », a dit un auteur du Moyen-Age, Gilles d'Orléans, « des robes de vair et de gris de nos grands seigneurs que de ce lambeau d'étoffe donné par le bienheureux soldat du pauvre mendiant ».
Il est d'actualité en 1961, ce Centenaire de Saint Martin. Non pas à cause de cette chlamyde démodée, ni pour ce cheval, ni pour cette épée de musée.
Mais pour cette jeunesse, car il n'y a qu'une âme jeune pour savoir encore couper, trancher, résoudre, et se donner.
Mgr Jean RODHAIN