Le paquebot sans touristes
Jean RODHAIN, "Le paquebot sans touristes", La Croix, 6 août 1961.
Le paquebot sans touristes
J’en ai déjà vu, j’en ai tant vu de ces arrivées de réfugiés. C’est partout le même tableau. A Haïphong, comme à la frontière Hongroise, aux camps de Jéricho, comme à Berlin-Est, le cadre change, mais le spectacle depuis quinze années est le même. Ces hardes ou ces pauvres valises. Ces enfants, insouciants et criards. Et, dans la longue file d’attente, ces regards apeurés ou inquiets. L’instant de l’accueil. L’épreuve des formalités. Et puis alors, ces visages qui changent, peu à peu passant des regrets à l’espoir. Et les interminables questions qui commencent pour les lendemains. Où aller ? Où travailler ? Où loger ?
A force d’avoir assisté aux quatre coins de ce monde civilisé, à ces arrivées d’interminables cortèges, on sait d’avance le scénario. Dirai-je qu’à la longue on se blase. Non. On est un peu moins bouleversé. On distingue un peu plus vite les abusifs et les exagérations. Mais on ne peut rester insensible. Cela a beau se répéter, on n’arrive pas à s’habituer à cette misère sans cesse déversée par notre belle civilisation de ce temps.
Comme ces jonques surchargées de réfugiés, ce paquebot rempli de gens sans bagages s’avance sans un cri de joie vers un quai sans touristes : ce soir, à Marseille, il n’y a, pour attendre, que les infirmières, les œuvres charitables, les officiels et quelques parents aux aguets.
J’en ai tant vu, mais comment se fait-il qu’ici, au moment de ce douloureux débarquement se poursuit, j’y découvre je ne sais quoi d’insolite. Les récits des réfugiés sont les mêmes que tous ceux entendus depuis toujours. Le mécanisme du triage et des soins est meilleur que dans la plupart des cas. Mais on ressent un malaise inattendu. Et je n’arrive pas à m’expliquer pourquoi. Suis-je dans l’illusion ? Je tombe sur le groupe de la presse. Je retrouve des reporters que j’ai connus au Viet-Nam ou en d’autres exodes. Eux aussi, pourtant blasés, sont gênés. Et, après un instant de glace, l’un d’eux crie l’explication : « Ce qui est nouveau ce soir, c’est l’absence du public : les Français sont aveugles ».
Celui-ci a vu juste.
Une heure après, je reprends le train, pour aller à Lourdes, organiser l’accueil du premier contingent de réfugiés que le Secours Catholique va y héberger dans les hôtels. En gare de Marseille, c’est la grande fête du tourisme et des vacances. Au buffet, les menus sont parfaits. A la boutique des journaux, les gosses achètent des brochures illustrées sans compter. Au portillon du quai, tous les cortèges se ressemblent : pas un touriste sans caméra ou attirail sous-marin ou valise gonflée.
Seul, un petit groupe insolite : une famille sans accessoires et sans place louée, essaie de se caser dans le wagon. Je les reconnais grâce à leur seul bagage, à leur seul trésor : leur chien. Le pauvre chien hésitait tout à l’heure à franchir la passerelle du paquebot sans touristes.
Quel touriste, en cette gare, sait que cette famille au chien est une famille de réfugiés ? Quel touriste pense aux réfugiés ? Quel Français, en cet été radieux, prend conscience du drame d’aujourd’hui qui risque demain de devenir un drame national ?
Mgr Jean RODHAIN