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Nouveau visage de la faim

05 janvier 2012
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Jean RODHAIN, "Nouveau visage de la faim", La Croix, mars 1961.

Nouveau visage de la faim

Un historien exposera qu’il y a toujours eu des famines, que l’histoire de France en est régulièrement parsemée et qu’il n y a pas vingt ans nous avions à Paris les cartes de rationnement. C’est vrai.

Un expert expliquera que, pour résister au froid, l’homme consomme davantage de calories. Il ne faut pas, dit-il, prendre au tragique la ration d’un citoyen de l’Equateur : il a besoin de moins de nourriture qu’à Chambéry. C’est exact aussi.

Dès qu’on parle de la faim dans le monde, experts et historiens vous conseillent d’éviter les formules définitives et simplistes. et ils ont raison. Soyons donc prudents.

Seulement, le voyageur de 1961, dès qu’il se donne la peine de bien ouvrir les yeux, découvre deux aspects nouveaux, incontestablement nouveaux, dans ce séculaire drame de la famine. Autrefois, une année sans pluie conduisait tous les pays à une famine égale.

Aujourd’hui, il n’y a plus égalité devant la faim : une année de sécheresse totale est mortelle pour les nomades du Sahara et les foules des Indes. Mais le Canada, comme la France, savent importer des stocks et rationner à temps pour éviter la faim : les nations riches et administrées sont privilégiées. Pour les autres, la mauvaise récolte, c’est la faim inévitable.

La parabole des vierges prudentes aux lampes approvisionnées d’huile frappe les peuples pauvres s’éclairant à la chandelle. Elle saisit moins l’enfant habitué à tourner sans peine le bouton de l’électricité : il est un privilégié de la lumière. En France, nous sommes des privilégiés du pain quotidien. Nous ne réalisons pas le risque quotidien du paysan oriental scrutant le nuage : sans pluie, plus de riz : la mort vient dès que l’eau ne tombe pas dans sa rizière.

On s’est habitué à ce « privilège ». On le trouve si normal qu on n’y songe même pas.

Il faut voyager en Afrique et en Asie. Il faut sortir des circuits touristiques truqués par les agences qui nous conduisent d’hôtel indien en restaurant oriental. Il faut percer le décor et découvrir la case avec la courte ration de mil, les mille villages sans hôpitaux, et partout les enfants, inoubliables dans leur maigreur. Alors, seulement à ce moment-là, on se met à relire l’Évangile du riche bien nourri et du pauvre Lazare inaperçu. Mais ce jour-là on le lit alors pour la première fois avec une petite barre nouvelle sur l’estomac. C’est très bon signe pour votre santé physique et morale, cette petite barre-là. Ce n’est pas le signe du cancer. C’est un diagnostic pour le Carême et le pain partagé...

Deuxième nouveauté : les pauvres découvrent qu’il existe des privilégiés.
Il y a cent ans lorsqu’un explorateur exténué parvenait au centre de l’Afrique, son niveau de vie rejoignait celui des indigènes. Ceux-ci admiraient le fusil ou les verroteries, mais ne soupçonnaient pas le niveau de vie de l’Européen chez lui. Aujourd’hui, la guerre, avec son brassage de troupes, a multiplié les contacts. Le cinéma surtout a sans cesse présenté aux peuples pauvres l’image d’Européens attablés devant des repas étonnants.

L’écran, qui n’a pas pu leur apprendre notre rythme de travail, leur a dévoilé avec complaisance et exagération notre niveau d’alimentation.

Les deux tiers de l’humanité souffrent de la faim depuis longtemps. Mais depuis peu, cette majorité découvre que l’autre tiers est privilégié pour ses repas. L’histoire enseigne que de telles inégalités et de telles découvertes ne conduisent pas à la paix, qu’il s’agisse de tribus, de classes ou de l’humanité entière.

Et si l’histoire est difficile à prévoir pour demain, il reste pour aujourd’hui un livre d’actualité. Il y est question de celui qui ne savait pas découvrir la faim du pauvre Lazare et de la mesure dont chacun sera finalement jugé : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger. »

Si je regarde la mappemonde et si je compte les nations dites « chrétiennes », je les trouve souvent situées parmi les nations « privilégiées ». Et les pays sans le Christ sont souvent ceux qui sont sans pain. Plus j’ai le sens de l’Église et de la chrétienté, plus je suis saisi par cette actuelle répartition.

Alors je n’ai plus envie du tout de faire des discours ou des conférences. Alors je n’entends plus l’historien ni les statistiques de l’expert.

Je n’ai plus envie de compter les calories et les vitamines. Il y a d’autres comptes à rendre, et au juge souverain, et aux peuples de la faim.

L’Action catholique générale et le Secours Catholique se sont rejoints en un effort commun dans une campagne harmonisée vers ces peuples. Le premier résultat de cette entreprise sera de nous éveiller tous à ce problème de la faim dans le monde.
Les Actes des Apôtres nous montrent la primitive Église suscitant la première campagne de la faim (Actes, XI, 28-30). Ils ont à peine décrit les collectes et l’acheminement des secours pour la famine de Jérusalem, qu’ils signalent en cette même Jérusalem la convocation du premier des Conciles (Actes, XV, 4-35).
L’histoire des Conciles commence déjà par la faim dans le monde d’alors et le partage des chrétiens. C’est une tradition, mais c’est aussi une vue d’avenir.
Si, en 1861, Lacordaire avait parlé de « Sécurité sociale » et demandé aux valides de payer pour les malades, même le monde chrétien se fût étonné, et Lacordaire eût été traité de visionnaire suspect.

En 1961, non seulement il y a la Sécurité sociale et « l’assurance-maladie », mais on parle aussi d’une charité s’étendant à tous les peuples pour créer « une assurance contre la faim » à l’échelle mondiale.

Ainsi la charité est toujours « en avant ». La charité d’aujourd’hui, c’est la justice sociale de demain. Le pain partagé, c’est la charité à l’heure du Concile.

Mgr Jean RODHAIN

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