Jean RODHAIN, « Le caviar, ce pain quotidien », Messages du Secours Catholique, n° 117, mars 1962, p. 11.

Le caviar, ce pain quotidien

La faim, dit l’épicier, ne me concerne pas. Et puis à quoi bon envoyer un colis, c'est une goutte d’eau sans résultat.

« Moi j’ai ma conscience, reprit l’épicier. Mes prix sont honnêtes. Ma balance n'est point truquée. J’ai trois enfants à nourrir. Et je donne chaque année à l’arbre de Noël du curé. Vos histoires de faim dans le mondé, vraiment ça ne me concerne pas. »

Chez l’épicier, ses trois enfants à nourrir étaient fort bien nourris. Fort bien éveillés aussi. Et ce soir, Polo, le plus petit, pour corriger sa dictée, exploitait sans hésiter la compétence paternelle. Ça s’écrit comment « calories » ? Ça veut dire quoi « vitamines ». Ils habitent où ces Indiens ? Pourquoi ils ne mangent pas. Ce n’est pas juste, papa. Papa, corrige-moi donc ma dictée sur la faim dans le monde.

Si Polo peinait sur sa page de dictée, l’aîné, ses devoirs terminés, était déjà dans son illustré du dimanche. Papa, qu'est-ce que c’est du caviar ? Alors pourquoi on dit que c’est du pain ? Mais si, regarde sur la page consacrée au voyage du « France » à New York, c’est écrit que le caviar était leur pain quotidien. Alors, si c’est cher le kilo, pourquoi ces Français sur le bateau mangeaient-ils du caviar tout le temps et buvaient-ils du champagne sans arrêt ? Avec un kilo de caviar[1] dis papa, on pourrait donner du pain à combien de gens sans pain ?

Et ce soir là, Babeth, la moyenne, était dans le coloriage. La feuille déjà toute bariolée de vertes prairies était traversée d’un chemin jaune que Babeth garnissait de chameaux approximatifs. Entre les bosses, elle coloriait un lourd chargement, tandis qu’elle essayait un bleu plus ou moins céleste pour un ciel étoilé. Mais ne croyez pas qu’il s’agissait des Rois Mages. Non. Le sujet proposé aux grandes du catéchisme s’écartait des thèmes trop connus : il était ainsi formulé : « Les envoyés de Paul transportant les secours envoyés par les chrétiens de Corinthe aux victimes de la famine de Jérusalem ». Pour les Rois Mages, on peut copier des images, ou la crèche. Mais ici de documentation point : pour une composition d’imagination, on pouvait donc tout inventer. Et les deux garçons démolissaient à cœur joie le chef-d’œuvre de leur sœur. Pourquoi des chameaux alors qu’il n’y avait pas de colis ? Le récit de saint Luc parle de collecte et non pas de vivres. Pourquoi cette route alors qu’ils ont dû prendre plutôt le bateau ? Pourquoi ces messagers ont-ils des têtes de carême, alors qu’ils étaient heureux de partager ? Et pourquoi dire figure de carême, alors que le carême, avec ses privations, apporte la joie du partage ? Pourquoi, en ce temps là, les chrétiens étaient-ils secourables aux famines lointaines, alors qu’aujourd’hui à la télévision, on voit les enfants d’Afrique malades de la faim alors qu’à la paroisse on n’en parle pas ?

Du coup, pour actualiser son dessin sans doute, Babeth ajouta devant les chameaux, sur une borne kilométrique rouge, deux superbes enfants noirs et maigres, de quoi rendre jaloux Bernard Buffet.

Autour de la table familiale, la mère, comme souvent, ne disait rien. Elle tricotait. Elle rêvait. Elle rêvait aux leçons, que sans le savoir, les petits donnent parfois aux grands.

Elle savait, car les mères savent tout, que derrière son comptoir, l’épicier demain dirait moins fort « que la faim ne le concernait pas ». Ce soir, la facture du caviar engouffré par les glorieux dîneurs de notre paquebot national avait visiblement frappé au cœur l’époux épicier. Parce qu’il y a les grands arguments et les grandes statistiques. Mais il y a aussi, pour faire mieux réfléchir, les mots d’enfants. Des enfants, nos maîtres.

Sidoine