Pour que cette Rome soit libre
Jean RODHAIN, « Pour que cette Rome soit libre », La France catholique, 7 décembre 1962.[1]
Pour que cette Rome soit libre
Le dôme de Saint-Pierre, au coucher du soleil, change non seulement de couleur, mais, semble-t-il, de forme. Les derniers rayons du crépuscule romain le découpent, le dessinent avec une vigueur qui lui donne un relief que le soleil de midi ne laisse pas soupçonner.
Mais ce soir, je le contemple des pentes du Monte Mario et ce qui m'obsède ce n'est pas cette coupole triomphante.
C'est, au premier plan, ces tombes musulmanes. Des milliers de familles françaises fidèles y viennent s'y recueillir chaque année. Depuis 1945, les arbustes plantés, ces pins, ces cyprès ont dessiné un paysage à la Piranèse pour encadrer cette terrasse dominant tout Rome. Ici reposent, bien espacés en de parfaits alignements, deux mille officiers, sous-officiers et soldats français tombés entre le Mont Cassin et les portes de Rome.
La majorité de ces tombes sont musulmanes. Exactement 1082 sur 1959. Et je lis :
Aomar ben Mohammed, chef muletier
Karma Ali, sergent
Maati ben Dachir, caporal
Hamed ben Abdelkader, tirailleur
Chacune a son marbre, gravé du croissant. Et chacune est orientée rigoureusement vers la Mecque.
J'avais vu créer ce cimetière français dès le lendemain de l'entrée de la première armée en 1944. J’y étais retourné depuis pour tant de cérémonies présidées par de grands noms qui sont devenus depuis de grands personnages.
Ici J’ai entendu tan de discours évoquer Rome libérée, les mérites des soldats d'Afrique du Nord, l'héritage de Lyautey, la fidélité de la France à ceux qui versent leur sang pour elle.
Aujourd'hui, je pense au douloureux et exact article de Dominique Daguet dans le dernier numéro de La France Catholique sur le massacre des harkis.
Aujourd'hui, en décembre 1962, j'entends enfin les voix les plus officielles finir par confirmer ce que, depuis six mois, quelques voix libres osaient crier dans leur solitude.
Je cherche, encore où sont les habituels signataires de pétitions en faveur des opprimés. Je me demande même pourquoi, à défaut du simple courage, la reconnaissance de tant de nos villes délivrées par ces goumiers, ces harkis, ces thabors, follement acclamés en 1944, de Marseille à Strasbourg, pourquoi cette reconnaissance est-elle aujourd'hui si discrète.
On commence à savoir ce qui se passe. Mais en n'ose pas encore faire le rapprochement entre ces sous-officiers médaillés que l'on abandonne au massacre et ces sous-officiers à qui l'on offrait des bouquets dans nos villes délivrées : ce sont les mêmes, Mesdames et Messieurs les Français de 1962.
D'être « expert » au Concile, cela oblige à tenir le serment que l'on a dû prêter de garder le secret sur les travaux auxquels on participe. Mais cela n'interdit pas de faire certains pèlerinages. Ni de se souvenir, de regarder cette basilique où se tient le Concile, avec, au premier plan, ces tombes de ceux que la France a sacrifiés pour que cette Rome soit libre.
Mgr Jean RODHAIN,
Expert au Concile
Aumônier général de l’armée française en 1944.
[1] Réédité sous le titre « Un certain point de vue (Les Harkis… en Algérie) », Messages du Secours Catholique, n° 125, décembre 1962, p. 4 ; et dans Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 77-79, sous le titre : « Un certain point de vue ».