« Tu es Pierre », mais quelle pierre ?
Jean RODHAIN, « "Tu es Pierre" mais quelle pierre ? », Messages du Secours Catholique, n° 123, octobre 1962, p. 1.
« Tu es Pierre », mais quelle pierre ?
Une pierre, pour un enfant, c'est un caillou. Un gros caillou si on veut, mais un caillou dur.
« Tu es pierre, et sur cette pierre Je bâtirai mon Église. » Et d'une manière enfantine le prédicateur en chaire présente volontiers sa pierre-type comme la base confortable, le socle rassurant, le caillou noble, le roc supportant l'Église Romaine. C'est vrai, d'ailleurs : ça tient, c'est dur, c'est solide. Et les auditeurs se sentent tout réconfortés d'appartenir à un édifice aussi robuste, à une construction inébranlable, à un bâtiment si bien assis sur de pareilles fondations. Tu es pierre.
Seulement, le fidèle si bien assis par l'éloquence simpliste du dimanche, se retrouve dès le lundi matin tout inconfortable devant des cas particuliers, des tentations, des responsabilités où l'image du roc et de la rigide pierre ne résolvent pas tout. En fait de pierre, il reste plutôt pétrifié devant les réalités de la vie...
Un géologue répliquera que nous comprenons mal l'Évangile. La pierre est stable, certes, mais elle n'est jamais inerte. Le dernier des maçons sait très bien qu'une pierre de taille « respire » et que maladroitement enduite elle en tombe malade. A Lacq, les milliards de tonnes de pétroles et de gaz ne vagabondent pas dans des gouffres souterrains : ils sont extraits de roches qu'ils ont imprégnées. Enfin, ce caillou dur et jaunâtre qui semble inerte au gamin, et que le laboratoire étiquette « uranium » est une pierre plus explosive que l'explosif le mieux préparé.
Ainsi Pierre, le premier Pape, au volcanique caractère, n'avait rien d'une pierre ponce.
Ainsi l'Église, bâtie sur le roc, n'est pas inerte comme un monolithe.
Ainsi le Concile.
Dans la longue route de l'Église, les Conciles ne sont pas des bornes granitiques plantées de siècle en siècle. Chacun a été plus vivant que pétrifiant.
Ce Concile qui marquera ce siècle et qui éclate aujourd'hui par la volonté de Jean XXIII, nous dévoile l’Église placée en face d'un monde nouveau.
Sommes-nous les « témoins d'une mutation majeure de notre civilisation[1] » ?
Est-il exact que « nous sommes en train de sortir du néolithique[2] » ?
Est-il vrai qu'au XIX° siècle nos parents ont assisté à l'écroulement de la Chrétienté constantinienne sans même s'en apercevoir ?
Voilà le Concile en face d'un monde nouveau. Mais d’un monde qui garde ses constantes : il y a l'homme, il y a l’humain, et il y a le seigneur.
Il y a l'homme.
Depuis le dernier Concile Vatican 1869, la masse des hommes a doublé sur terre. En 1962, cette masse dépasse 3 milliards. Dans cette masse un homme sur trois appartient au bloc communiste. Dans cette masse deux milliards d'hommes qui ont faim regardent le troisième milliard et, à voix de plus en plus haute, demandent des comptes au sujet du pain, et à propos de la paix. Dans trente ans un homme sur deux vivra en Asie : l'Europe se rétrécit, or dans l'Europe il y a Rome. Et dans Rome le Concile.
Il y a l'humain.
Ces hommes ont réalisé des progrès fantastiques depuis le dernier Concile. Aujourd'hui ils réclament que l'Église se mette à l'heure de l'atome. Mais ils restent des hommes : avec sa science nucléaire le savant actuel reste faible devant sa Bethsabée exactement comme faiblissait le vieux David de la Bible. Et entouré de subventions et de pénicilline, l'agonisant de 1962 compte les heures de sa longue nuit avec la même angoisse que l'agonisant du XIII° siècle.
Le fidèle se réjouit que la Papauté soit délivrée des scandales des Borgia, mais ce Concile n'aura pas duré dix jours que le fidèle s'étonnera de percevoir les humains grincements de cette machinerie qu'il croyait merveilleuse, de cette Église qu’il s'imagine taillée comme un diamant, cette pierre éclatante, pure, logique, symétrique, et « parfaite ».
« Allons, vous voudriez d'une Église telle que celle-ci ? Vous vous y sentiriez à l'aise ? Laissez-moi rire, loin de vous y sentir à l'aise, vous resteriez au seuil de cette Congrégation de surhommes, tournant votre casquette entre les mains, comme un pauvre clochard à la porte du Ritz ou du Claridge. L'Église est une maison de famille, une maison paternelle, et il y a toujours du désordre dans ces maisons-là, les chaises ont parfois un pied de moins, les tables sont tachées d'encre, et les pots de confiture se vident tout seuls dans les armoires, je connais cela, j'ai l'expérience[3] ».
Il y a le Seigneur.
Le Seigneur frappe à la porte du Concile.
« L’Église est et demeure faite d'hommes. La science est l'un des martinets dont Dieu envoie souvent les coups[4] aux bons endroits pour réveiller les prélats sommeillants, afin que l'Église soit toujours contemporaine[5] ».
« L'humanité, même chrétienne, dort encore. Elle dort, assoupie dans ses vues mesquines, dans ses joies égoïstes, dans ses petites amours fermées. Même la Charité subit la loi de ce cloisonnement mortel[6] ».
Le Seigneur frappe à la porte. Avec le vrai, avec la Charité. Il frappe[7] à sa manière. Car c'est Lui le personnage essentiel de ce Concile.
Pour le Concile, le Pape exige que les évêques s'habillent pontificalement. C'est une célébration. C'est en un certain sens une « contemplation » du seul vrai, donc du seul Seigneur. Ni Parlement. Ni O.N.U. Ni référendum. Cela devrait être les Apôtres, la communauté ecclésiale, rassemblée autour de Pierre. Tu es Pierre. Autour de Celui qui a dit « Tu es Pierre. »
Pierre vivante. Vous trouvez que j’exagère à vouloir rendre vivante la pierre ?
Alors lisez la lettre[8] de l'Apôtre Paul écrivant - au lendemain du Concile de Jérusalem - aux Chrétiens de Corinthe. Pour leur faire comprendre l'Église, Paul leur décrit une pierre dure : le rocher d'Horeb. Frappée par le bâton de Moïse[9], cette pierre produit une source jaillissante pour désaltérer tout un peuple. Or, explique Paul, la pierre c'était le Christ. Il est pierre vivante.
L'Église est « construite de pierres vivantes »[10]. Sommes-nous ces pierres vivantes ? Alors, mais alors seulement nous commencerons à participer à l'Église, donc au Concile.
Mgr Jean RODHAIN.
[1] Discours de Mgr de Solages à la rentrée de l’Institut Catholique de Toulouse (7-11-1961).
[2] Abbé Breuil.
[3] G. Bernanos : La liberté pour tous (Gallimard).
[4] Et frappées de coups répétés par le marteau du polisseur, les pierres construisent l’édifice… (Hymne de la Dédicace.
[5] Professeur Heimo Dolch, discours au Katholikentag de Hanovre, cité dans Der Christliche Sonntag, 9 sept. 1962, page 284.
[6] Teilhard de Chardin : Le milieu divin.
[7] CF note n°4.
[8] I Cor. X-4.
[9] Exode XVII-6.
[10] Hymne de la dédicace des églises.