A cent à l’heure
Jean RODHAIN, « A cent à l'heure », in Georges ROUSSEAU, Les pauvres dans le monde rural. Paris, SOS, 1963, p. 5-6.
A cent à l’heure
Notre réseau routier s'améliore vraiment : même quand il n’y a pas d'autostrade, on multiplie les « déviations ». Finies les chicanes à travers les ruelles encombrées de troupeaux. A cent à l'heure, on gagne ainsi trois minutes en évitant enfin la traversée du village. Et, de loin entrevu à travers la vitre, blotti comme un bouquet de cèpes à l’orée de la forêt, avec ses toits d’ardoise, ses paisibles fumées se détachant sur les ors de l’automne, ce village se présente comme un véritable bijou parmi cet immense jardin qu’est la France.
La « déviation » terminée, on fonce vers la ville dont, à l’horizon, on distingue déjà les affreux buildings. La route est droite maintenant et on essaie le 110 au cadran. La déviation est déjà loin, on file. On file vite, comme sur la route de Jéricho le prêtre et le lévite accéléraient leur pas pour ne pas trop regarder la misère au bord de leur chemin.
Lorsqu’on regarde bien, c’est évident, le calme paysage de la France, ce beau jardin, nous cache une autre réalité : celle des pauvres dans le monde rural.
Dans chaque village, il n’y a pas seulement ce résidu fatal en tout milieu qui coagule ceux qui ont échoué. Il y a un appauvrissement actuel qui est la rançon des évènements. Certains réfugiés paient injustement les évènements d’Algérie. Certains ruraux paient injustement les évènements économiques qui transforment la vie française.
Naboth était un pauvre rural. Il avait une vigne. La Bible raconte[1] comment le puissant Achab, partisan du dirigisme économique d’alors, voulait transformer en potager la vigne du pauvre Naboth. Et saint Ambroise, le grand évêque de Milan, reprenant les thèmes de saint Basile, décrit[2] longuement l’appauvrissement total de ce rural pour rappeler que la terre a été établie en commun pour tous[3]. Le riche n'est que le gérant de Dieu[4].
L’Église, c'est l’Église des pauvres. Sa Sainteté Jean XXIII l’a rappelé en ouvrant le Concile œcuménique Vatican II.
L’Église des pauvres : cette phrase déchire l’horizon. Au-delà du village de la Lozère ou du Cantal, voici l’Église face à face avec le milliard des ruraux d'Afrique et d’Asie : ceux de la rizière de Haiphong et ceux du mil en Haute-Volta et ceux de la pampa du Brésil. L’industrie n'a touché qu'une faible frange de ces mondes agricoles, accrochés à la terre, à la pauvre terre inondée ou brûlée. Et l'Afrique comme l’Asie, comme l’Amérique du Sud, nous regardent et mesurent la Charité des pays chrétiens : sommes-nous attentifs comme le Samaritain ? Sommes-nous intéressés devant la pauvreté de Naboth écrasé par les évènements économiques ?
Une certaine bourgeoisie fut aveugle devant le monde ouvrier du XIXe siècle. Les nations embourgeoisées de l'Occident vont-elles rester aveugles devant le tiers-monde qui s'éveille au Xxe siècle[5].
De partout, voici enfin des jeunes attentifs à ces problèmes. Ils regardent ce phénomène des mondes nouveaux en mouvement. Ils écoutent ces pays de la faim qui appellent. Ces jeunes générosités sont un espoir pour demain. Mais ils ne comprendront mieux l’homme d'Afrique que s’ils savent d'abord regarder l’homme proche. C'est le premier prochain. Cette étude leur est dédiée[6].
Son auteur est un spécialiste. Il parle en connaissance de cause. Pour traverser à cent à l'heure la douce campagne de France, son livre complètera bien le guide Michelin.
Mgr Jean RODHAIN.
[1] 1 Rois chapitre XXI, versets 1 à 29.
[2] P.L. 14.731-757. Traduction des Bénédictines de Caluire et Cuire (Rhône).
[3] Cf. Riches et Pauvres dans l'Église ancienne (Hamman). Grasset éd. pp. 215 et sq.
[4] Cf. Les pauvres ont-ils des droits ? (Couvreur). 1 vol. Editions S.O.S.
[5] Cf. Histoire de la Bourgeoisie par Régine Pernoud. Tome 2.
[6] Ce livre est le texte développé d'une conférence donnée à des jeunes Permanents à une Session Nationale du Secours Catholique.