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Journal de marche d’un voyageur juif…

24 août 2017
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Jean RODHAIN, « Journal de marche d'un voyageur juif… », Messages du Secours Catholique, n° 134, octobre 1963, p. 1. [1]

Journal de marche d’un voyageur juif…

Ce 3ème jour de Nizan :

5 heures soir.  - Ce caravansérail au bord du « Cédron » est à recommander. Un bon accueil. Un puits bien frais. Ration d'avoine pour mon cheval moins chère qu'à l'étape de Jérusalem. J'en repars reposé, malgré chaleur lourde.

8 heures. - Enfin la fraîcheur. J'avais raison d'adopter ce rythme de marche : la sieste prolongée tant que le soleil brûle et ensuite une longue étape jusqu'au delà du crépuscule. Ce défilé n'est qu'une continuelle descente vers Jéricho. Au milieu de la nuit j'atteindrai les murailles de la ville, mais je suis connu du poste de garde. Après Jéricho encore deux jours de route. Pour le sabbat la joie de mes enfants sera grande : ils savent qu'en plus de mon fardeau de sel je rapporte pour eux du miel des jardins de Saron.

10 heures. - Cette montée d'Adummin[2] à la frontière de Juda et de Benjamin marque le milieu de mon étape de nuit, mais l'orage qui menace me fait écourter chacune de mes haltes horaires. Ma monture est nerveuse ce soir. Et je ne sais pas pourquoi cette gorge encaissée dont je connais chaque rocher me semble plus étroite cette nuit. Je suis seul dans ce défilé, mais les ombres donnent une sérieuse impression de présence. Illusions.

Quatrième jour :

5 heures du matin. - J'ai encore la force d'écrire, c'est bon signe. Et d'ailleurs ce journal c'est bien tout ce qui me reste. Ils m'ont tout pris. Cela a été vite fait. Le coup sur la tête a été si dur que je ne me rappelle rien. Ils ont emporté mon cheval avec les deux sacs et les deux outres. Je n'ai plus rien sur moi dans ce fossé, même pas mon manteau. J'ai très froid. Dans une heure le jour se lèvera. Dans deux heures les pèlerins vont commencer à monter vers Jérusalem. Alors je serai sauvé. L'Eternel est seul grand.

6 heures. - Le premier pèlerin vient de passer. C'était un prêtre. J'ai appelé. Il a regardé vers le fossé. Il m'a traité d'ivrogne cuvant son vin. C'est donc cela l'impression que je donne ? Si ce prêtre n'était pas resté à trois coudées de mon fossé, il aurait vu ma jambe droite tout ensanglantée. J'aurais dû crier plus fort. J'aurais dû montrer cette plaie au genou qu'ils m'ont faite en m'arrachant du cheval. J'ai soif.

7 heures. - Ce lévite était pressé, a-t-il dit. Il m'a écouté un instant. Il a accepté de me hisser sur le talus où maintenant je suis mieux que dans le fossé. Et surtout je serai plus visible. Mais ce lévite avait à faire des choses importantes. Il n'avait pas le temps de s'occuper d'un inconnu. Ma tête me fait de plus en plus mal. J'ai très soif. Si seulement ce lévite avait pu me trouver une pastèque. J'aurais dû lui demander.

8 heures. - Un cavalier. Il arrive au trot. Il n'a pas de franges à son manteau rouge. C'est donc un homme de Samarie. Celui-là n'aura même pas un regard pour moi. Attendons le suivant.

9 heures. - Enfin une halte. Cette demi-heure sur ce cheval m'a paru un siècle. Ce cheval n'a pas la cadence du mien. Et surtout ma jambe est en feu malgré le pansement. Ce Samaritain avait tout prévu. Sa trousse de voyage comportait une fiole de vin d'Engaddi pour laver les plaies. Il brûle encore ma plaie du genou, ce vin vif. Le massage de l'épaule avec l'huile d'olive m'a fait du bien malgré tout. Et surtout grâce à ce manteau dans lequel ce Samaritain m'a roulé, je ne claque plus les dents. Curieux homme que cet homme de Samarie. Il ne m'a pas posé trois questions et aussitôt a entrepris de me soigner. Après m'avoir hissé sur son cheval, il a marché devant sans rien me dire. Mais il parlait sans cesse à son chien !

Soir - 6 heures. - Impossible d'écrire ce soir. Fièvre. Beaucoup de bruit sous ce toit. J'ai soif et la servante prétend que le rebouteux m'interdit de boire. Je ne me souviens pas d'un rebouteux. A-t-on retrouvé mon cheval ? Personne ne m'en parle.

Cinquième jour :

 11 heures du matin. - Je n'ai pas faim, mais j'ai longtemps dormi. Ma jambe brûle toujours. Ma tête est moins lourde. Je reconstitue la soirée d'hier. Cet homme paraissait connaître l'hôtelier. Il lui a parlé avec autorité. Il a obtenu pour moi la meilleure chambre. Cela va me coûter cher cette histoire. Ce Samaritain m'a sauvé la vie, sans lui j'étais perdu dans cette herbe mouillée. Il paraît que cette hôtellerie est à l'entrée de Gilgal[3] d'où l'on découvre la plaine de Jéricho. Mais la pension ici doit être hors de prix. Et je n'ai plus un seul denier sur moi. Seigneur, soyez mon refuge !

7 heures du soir. - L'Eternel soit béni. L'aubergiste sort d'ici : ce Samaritain non seulement a payé sa note personnelle, mais il lui a versé pour moi la pension complète d'une semaine d'avance. L'aubergiste n'avait jamais vu cela. D'après lui, ce client bienfaisant est en même temps exigeant. Il a voulu vérifier ma chambre et les menus de mes repas, et il a laissé prévoir un contrôle à son prochain passage. Curieux homme. La servante m'a rapporté qu'à l'aube, avant de reprendre sa route, il a voulu entrer dans ma chambre et m'a fait un petit discours tandis que son chien me léchait la main. Mais je ne me souviens pas bien. Ou plutôt il me semble que ce matin il y avait deux hommes dans ma chambre. Mais qui était l'autre ?

9 heures du soir. - Le rebouteux est venu. La plaie au genou se referme. Dans une semaine je pourrai reprendre la route à condition de marcher lentement. Mais l'épaule droite reste douloureuse. Aucune trace de mon cheval.

Dixième jour :

11 heures matin. - Il est revenu à la troisième veille, mon Samaritain. Visite brève. Chez l'hôtelier il a épluché ma note et a ponctuellement tout réglé. Dans ma chambre il a exigé une couverture de plus. Lorsque je lui ai dit que dans la nuit je n'avais pas vu le visage de mes voleurs, mais que celui qui paraissait leur chef avait un accent chaldéen tellement caractéristique que je le retrouverai bien, pour me venger, fût-ce dans cent ans, mon bienfaiteur a changé de visage : « Non, il faut lui pardonner, c'est le seul merci que tu me dois. » Et il est parti sans ajouter un mot. Curieux homme que ce Samaritain.

8 heures – soir. - Mes souvenirs se précisent. Non, je ne me suis pas trompé. Je n'osais pas l'écrire car j'attribuais cela à la fièvre. Mais cela est véritable. L'aubergiste l'a vu de ses propres yeux : dans la première nuit le Samaritain n'était pas seul pour me porter jusqu'à ma chambre. Il y en avait un autre. Cet autre m'a regardé doucement (plus doucement que le Samaritain, un peu sec, un peu raide, il faut le dire). Et cet autre ne m'a dit qu'une parole : « Allez maintenant, et faites de même »[4]. Et il a disparu.

Mais qui était cet autre ?

Cinq années ont passé depuis mon aventure, et ce printemps j'ai voulu me rendre en pèlerinage sur les lieux. Tout a bien changé.

Dans les gorges, l'armée romaine a installé un poste de guet et des patrouilles montées. On peut passer en toute sécurité. L'aubergiste s'est retiré après fortune faite. Car son hôtellerie est devenue un lieu de pèlerinage. La secte des chrétiens vénère ce lieu comme un sanctuaire de charité. En souvenir de cette histoire du Samaritain leur communauté a racheté le bâtiment, et depuis ils hébergent gratuitement -on aura tout vu- les pèlerins montant vers Jérusalem.

Celui qui dirige cette entreprise vouée à la faillite porte le nom de « diacre ».

La servante est encore la même que du temps de mon accident. Elle a failli me reconnaître. Mais j'ai aussitôt disparu car je ne veux pas d'histoires : mon épouse m'accompagnait dans ce pèlerinage et ensuite tout le village m'aurait questionné.

Je fais le bilan. Somme toute, dans cette affaire, tout le monde a gagné.

- D'abord moi : à part une légère claudication, j'ai gagné la vie sauve. Même mon cheval est revenu tout seul à mon écurie.

- Ensuite l'hôtelier. Il a été payé. Il est devenu célèbre dans le pays. Il vit de ses rentes.

- Enfin, ce Samaritain. Car ce Christ dont tout le monde parle aujourd'hui a tellement estimé son geste qu'il l'a proposé en exemple. Il a tellement apprécié cette action qu'il l'a citée comme modèle. Voilà donc un Samaritain choisi, apprécié, préféré, proposé, et donc aimé par le Christ. Aimé plus qu'avant son geste. Aimé d'une manière préférentielle à cause de son geste. En avançant vers l'hôtellerie avec moi sur ses épaules, il a avancé du même coup dans l'amitié de ce Christ-Jésus.

Curieuse histoire, somme toute.

p.c.c. : Jean RODHAIN

 

[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 85-90.

[2] Jos. XV-7.

[3] Jos IV-19.

[4] Luc X-57.

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