Les plombs ont sauté
Jean RODHAIN, « Les plombs ont sauté », La France catholique, 20 décembre 1963.
Les plombs ont sauté
Mgr Jean RODHAIN
Conte de Noël
sous forme de lettres échangées entre un évêché et un presbytère.
Marencourt-les-Potiers,
Ce 10 octobre 1963,
Excellence,
Je vous demande mon déplacement. Voici douze ans que je suis curé de Marencourt-les Potiers et j'ai nettement l'impression d'un échec total dans cette paroisse. Je prêche dans le désert. J'ai essayé l'une après l'autre, toutes les méthodes d'apostolat, même les plus récentes. Tous les groupes que je me suis efforcé de constituer restent squelettiques. Mes gens sont braves, mais je n'arrive pas à les toucher. Bref, il n'y a pas de contact. J'ai l'impression que les plombs ont sauté...
Un prêtre nouveau, plus jeune, saura trouver un contact que je n'ai pas réussi à établir. Mon tempérament peu expansif exige peut-être un ministère moins en rapport avec la masse : J'accepterais volontiers un poste d'aumônier de couvent ou celui de professeur dans une institution (j'ai un certificat de licence en grec ancien).
Ce n'est pas sans regret certes, que je quitterai une paroisse à laquelle je suis réellement attaché mais où j'ai conscience de ne pas réaliser un travail en profondeur ni l'intégration dans le réel. C'est pourquoi je considère comme un devoir de conscience de présenter respectueusement ma démission au Conseil Episcopal.
Daigne, Votre Excellence, etc....
Rome, ce 2 novembre 1963
Mon cher Curé,
Je ne crois pas aux diagnostics des médecins lorsqu'il s'agit de leur propre santé.
Vos scrupules vous honorent. Mais avant de prendre une décision, permettez-moi d'utiliser ma méthode préférée.
Vous allez partir en vacances pendant quinze jours aux frais de l'Evêché. Vous prétexterez auprès de vos paroissiens, une saison thermale ou bien un pèlerinage. Un de mes vicaires généraux en retraite assurera l'intérim. Au retour du Concile j'étudierai son rapport, je vous en communiquerai l'essentiel et, ensemble, nous tirerons les conclusions.
Croyez, mon cher fils, etc ...
Marencourt-les-Potiers ce 20 novembre 1963
Excellence Révérendissime,
Je ne suis que depuis dix jours dans ce presbytère de Marencourt-les-Potiers où votre Grandeur m'a envoyé en mission. Mais avant même d'avoir terminé mon enquête, je tiens à exposer à Votre Grandeur mes premières constatations.
Primo. Le presbytère est bien tenu, la sacristie est propre, les registres sont en ordre, ce qui est déjà un bon signe, car je n'ai jamais remarqué que la négligence - cependant si fréquent chez nos célibataires - fut un signe d'apostolat.
Secundo. Le prétexte du pèlerinage, avancé par le curé dans son sermon de dimanche dernier, n'a trompé personne. Comme je n'ai pas mis en avant mon titre de Vicaire général, on me prend pour un ami du curé. Et, au presbytère, c'est un défilé continuel de confidences :
« Il venait voir nos malades chaque semaine. » « Il savait le prénom de tous nos enfants ». « Il était peu causant, mais quand on avait des ennuis, il n'y avait que lui à qui on pouvait s'adresser ». « Qu'est-ce qu'on va devenir si jamais il s'en va ! »
Et ce ne sont pas des formules. Ces gens, si froids de réputation, sont bouleversés à l'idée de perdre leur curé.
Tertio. Si le presbytère est bien tenu, par contre certains détails m'intriguent. L'armoire à linge est presque vide or, plusieurs vieillards malades m'ont parlé de leurs draps avec un sourire qui en dit long.
La batterie de cuisine est recouverte d'une mince couche de poussière, sauf une seule casserole au manche très brûlé, et au fond du jardin il y a un amoncellement de boites de conserves vides.
La « 2 CV. » utilisée pour desservir la paroisse annexe présente des pneus dangereusement usés.
Bref sans être détective, on devine que ce curé sans servante expédie ses repas solitaires avec une boite de conserves quotidienne, ce qui lui a démoli l'estomac.
On devine que l'essentiel de son linge se promène chez les plus pauvres du village.
On devine qu'il n'a jamais osé parler à notre administration épiscopale du remplacement de sa voiture.
Conclusion. Si ce prêtre est renfermé de tempérament, cela vaut mieux que le contraire. Et si ce village est peu expansif, ce qui est général, d'ailleurs dans nos cantons ruraux de la Brie, il n'est pas inerte pour cela. Toutes les familles qui ordinairement n'oseraient pas, par respect, par pudeur, faire à leur curé des déclarations d'attachement en sa présence, ont les larmes aux yeux en me parlant de son départ possible.
Voilà donc un homme qui a su trouver le chemin des cœurs. Voilà donc un pasteur que son troupeau considère comme « son pasteur ». On se confie à lui, mais ça ne s'exhibe point en statistiques.
Bref, l'influence de ce curé, si elle est discrète, est considérable. Il ne s'en doute pas (et cela vaut mieux pour lui) mais il vient à douter finalement de lui-même. Et alors son départ ne serait pas un remède pour lui-même.
Veuillez me pardonner, Excellence, d'oser déjà avant la fin de mon enquête, vous adresser un premier témoignage, et daignez je vous prie, etc...
Rome, ce 2 décembre 1963
Mon cher Curé,
Mon bon vicaire général qui vient d'assurer votre provisoire remplacement, vous remettra cette lettre quand vous rentrerez de votre pèlerinage et il vous la commentera.
Primo. On ne sait jamais l'influence qu'on a.
Le député peut savoir, après le scrutin, le chiffre exact de « ses » voix. Un curé lui, n'est pas soumis au référendum, heureusement. Et l'influence du pasteur sur son troupeau ne se mesure pas avec des bulletins de vote.
Quand, chaque matin, on tient dans ses mains ce pain qui n'est pas seulement du pain de blé, mais une nourriture « autre », quand, chaque soir, tandis que son peuple entend idôlatrement ses speakers, on prie et on intercède pour lui par la psalmodie du bréviaire, quand, pendant des années, on s'est attaché auprès des agonisants et auprès des petits enfants à les aimer en tant qu'ambassadeur du Seigneur Jésus, alors, il résulte quelque chose que ni les statistiques, ni les reportages, ni les impressions ne peuvent exprimer. Ce n'est plus une méthode d'apostolat : c'est l'apostolat lui-même.
Il faut qu'un prêtre meure ou disparaisse pour qu'on devine qu'à travers sa personne il y avait un personnage et une certaine présence. Quand Jean XXIII est mort, même ceux qui doutaient de lui vivant, ont été saisis par la disparition d'une « présence ».
Dans votre paroisse, quel est votre degré de présence et d'apostolat ? Dieu seul le sait. Mais devant Dieu, je crois pouvoir vous affirmer que votre apostolat est beaucoup plus réel que vous ne le pensez.
Secundo. Au lieu de partir, je vous conseille de faire venir quelqu'un. Ou plutôt quelqu'une. Le diocèse ne manque pas de Marthes, parfois encombrantes mais toujours attentives. Des repas chauds, une nourriture saine constituent l'A.B.C. de l'Apostolat. Ni l'aspirine, ni le bicarbonate de soude à haute dose ne procurent forcément le rayonnement surnaturel. Au contraire...
Tertio. Les honoraires de votre future servante, comme peut-être le rajeunissement de vos moyens de transport, posent des problèmes que votre discrétion ne doit pas écarter. Ces problèmes concernent d'abord vos paroissiens et nous comptons, d'ailleurs, à notre retour de Rome, dans notre première lettre pastorale, rappeler à nos diocésains leurs devoirs élémentaires vis-à-vis de la subsistance de leur clergé. Mais ces problèmes relèvent aussi de notre propre administration diocésaine. Je ne suis pas fâché que notre ancien Vicaire général, homme désintéressé par excellence, ait pu mesurer exactement le budget d'un curé de campagne de 1963. Je vous confie même que la prochaine Semaine Religieuse annoncera sa nomination au poste de Chancelier de notre Evêché, c'est-à-dire responsable direct du denier du culte. C'est un homme près des réalités et fermement décidé - en cette époque de promotion du laïcat - à associer étroitement les laïcs à la gestion et à la responsabilité des presbytères.
La justice sociale ne comporte-t-elle pas aussi la juste rémunération du pasteur qui, jour et nuit, est au service du laïcat ?
L'an prochain, la tournée de Confirmation me conduira dans votre doyenné - j'oubliais de vous annoncer, qu'à l'occasion de Noël, je vais vous confier cette responsabilité de Doyen de zone - je serais heureux de vous entendre m'exposer alors vos problèmes.
Ici, à Rome, le Concile nous fait réaliser la collégialité de l'Episcopat. Il y a d'autres collégialités dans le monde : et que cela soit dans un ménage ou dans une paroisse, il y a des phénomènes d'interférences mystérieuses et réciproques qui dépassent la complexité de toutes nos télévisions. Mais il faut parfois un plomb qui saute pour réaliser l'intensité insoupçonnée de certains courants.
Les fusibles ont du bon.
Recevez, mon cher Doyen, de votre évêque, une bénédiction qui voudrait apporter beaucoup de réconfort dans votre presbytère à l'approche de ce Noël 1963...
Pour copies conformes
Jean RODHAIN