Nos autres « frères séparés » : les pauvres
Jean RODHAIN, « Nos autres "frères séparés" : les pauvres », Brochure de la Journée Nationale 1963, p. 1-2.
Nos autres « frères séparés » : les pauvres
Dans ma paroisse, dans mon excellente paroisse, la statistique vient de dévoiler qu'à la messe du dimanche le pourcentage des classes aisées présentes était le double du pourcentage des classes pauvres. Déchristianisation des masses : c'est général en France. Je l'ai expliqué clairement d'ailleurs dans mon bulletin paroissial du mois dernier.
Mais Sidoine, mon sacristain, qui justement est plongé dans mon bulletin, grommelle quelque chose : « Si les Mages étaient arrivés les premiers à la crèche, les bergers y auraient jamais voulu entrer. »
- Sidoine, expliquez-vous ?
Et Sidoine explique :
- Vous ne voyez donc pas, monsieur le Curé, que votre grand-messe est une exposition de mode ? C'est l'occasion unique pour présenter, en remontant lentement la grande allée, le nouveau manteau rapporté de Paris. Et à la sortie sur la place comptez donc à Pâques le défilé des chapeaux printaniers que l'on « sort » pour la première fois. Comment voulez-vous que celui qui porte depuis 10 ans le même manteau râpé et celle qui n'a même pas de chapeau viennent défiler devant votre beau monde ?
- Mon cher Sidoine, vous retardez. Cette exhibition de robes et de chapeaux existait en 1910. Cinquante ans ont passé. Actuellement il y a une égalisation dans le vêtement et, pour venir à la messe matinale, chacun a simplifié son costume.
Sidoine :
- Oui, mais il en reste. Vous n'avez pas repéré, dimanche dernier, le manteau de fourrure présenté du côté de l'épître, par la femme du directeur général ? A-t-elle songé qu’elle se rendait au sacrifice de la mort du Christ (car c'est cela, la messe), qu'elle arrivait au mystère du pain partagé ? (car c'est cela aussi la grand-messe). Cette grande chrétienne a-t-elle conscience que son manteau de fourrure aurait un quelconque rapport avec certains bancs inoccupés dans la nef ?...
- Elle n'y a jamais pensé. Elle serait effondrée si elle s'en rendait compte. Vous êtes trop simpliste, Sidoine : cette question de costume n'est qu'un détail. C'est le petit côté de la question.
Sidoine :
- Mais, dans une serrure, c'est par le petit côté que l'on enfile la clef. Pourquoi négliger les soi-disant petits côtés des questions ? Si je ne remplissais pas vos petites burettes, vous ne sauriez pas consacrer le corps du Christ. Chaque détail compte.
- Sidoine, vous êtes incorrigible et vous ne voyez dans la vie pastorale que les aspects superficiels.
Sidoine :
- Ben, pour moi, il y a des superficies qui veulent finalement dire quelque chose. Un désert est superficiel d'aspect, mais cela n'est pas inutile de le regarder aussi. Moi, je regarde comment les gens pratiquants sont habillés, et je compare avec ceux que je vois dans mon quartier. C'est un aspect de la question. Pourquoi vous ne prêchez jamais sur l'élimination des humbles par l'ostentation des riches ? Ça vous ferait un beau sujet à traiter.
Depuis le début du Concile la présence des observateurs de Genève et de Moscou à Rome vous a fourni sur I'œcuménisme des thèmes assez appréciés des paroissiens. Ils ont beaucoup goûté dans votre sermon de dimanche dernier votre conclusion : « Nos frères séparés ? Nous sommes finalement plus frères que séparés ». Cette finale, c'est une trouvaille, j'en conviens.
Mais nos frères les pauvres, dans la paroisse, ne sont-ils pas encore plus séparés ? Pourquoi vous ne parleriez pas là-dessus le 20 novembre pour la Journée du Secours Catholique ? »
Quand l'indiscret Sidoine m'entreprend sur les sermons qu’il souhaiterait, je n’ai plus qu'à battre prudemment en retraite...
Mais, tout de même, ce vide à la grand-messe, cette maigre colonne des pourcentages du sous-prolétariat dans l'assistance dominicale, cette « séparation », c'est un fait.
Ce fait a une cause.
Et cette cause, en quoi en sommes-nous responsables ?
L’Église est-elle en 1963-1964 l'Église des Pauvres ? La question a été posée en latin, mais crûment, par des Éminences, en pleine nef de Saint-Pierre de Rome, pendant le Concile.
C’est en pensent à ces frères trop séparés que, sans oser préparer de sermon, j'ai aligné ce petit questionnaire que je me permets de vous présenter...
Un Curé d'une certaine paroisse,
Jean RODHAIN.