Trente quatre ans de lessive
Jean RODHAIN, « 34 ans de lessives », Messages du Secours Catholique, n° 130, mai 1963, p. 6.[1]
Trente-quatre ans de lessives
Au bout du champ de maïs, à l'endroit du pierrier où les chèvres viennent brouter les chèvrefeuilles (tout est prévu ici), le sentier qui relie directement la Cité‑Secours[2] à la Grotte côtoyait une grange inquiétante.
Ni la toiture vermoulue, ni les murs vacillants ne pouvaient tenter personne. Mais de cette bâtisse, sur le point de s'effondrer, on découvre la vallée d'Argelès, le Pie du Midi et, au premier plan, la Cité blottie entre ses châtaigniers. On ne pouvait laisser cela s'effondrer. Il fallait raser ou rafistoler. On rafistola, au grand scandale des pieuses gribouilles que toute décision liquéfie.
Dans le grenier rétabli, on mit douze lits. Comme c'était humble, on baptisa la grange : Bethléem. Et on informa tous les couvents que, s'ils avaient une sœur tourière, ou pas tourière, qui n'avait jamais vu Lourdes de sa vie et qui ne pouvait se payer l'hôtel, on réserverait cette grange pour la recueillir au passage.
Avec leurs grandes cornettes, les deux premières sont arrivées hier soir, comme de vrais oiseaux effarouchés. Et ce matin, après la messe où, parmi les assistants se glissèrent aussi quelques moutons, j'aperçus deux oiseaux, muets, repartant vers la Grotte.
Prenant mon courage à deux mains, j'osai articuler lentement : « Bonjour, mes sœurs, avez‑vous bien dormi? »
La plus jeune répond : « Oui ». L'autre se bloque dans un sourire figé. Visiblement, elle s'étrangle entre le devoir d'être polie et la règle de sa communauté qui la contraint au secret nocturne. La plus jeune, pas encore déformée par les règlements, pouffe de rire et m'explique : « Non, elle n'a pas dormi. Depuis son arrivée, elle répète: « Comment peut‑on dormir à Lourdes? C'est si beau! » Alors, elle revit sa journée jusqu'à la nouvelle aube. »
‑ Vous n'êtes jamais venue à Lourdes ?
- Jamais
‑ Vous avez beaucoup voyagé ?
- Jamais
‑ Que faites‑vous à la Communauté ?
- La lessive.
L'autre m'apprend que son aînée, dès son arrivée en religion, en 1930, a été mise à la buanderie. Elle n'en est jamais sortie. Jamais de congé payé. Trente-quatre ans de buanderie et de lessives. Trente-quatre ans sans sortir.
Chaque matin, réveil à 4 h 30. Méditation. Messe. Et lessives. La lessive. Les lessives. Une fois par an, la fête de la Très Honorable Mère, les vœux à Monseigneur le Grand Vicaire et la Saint‑Joseph. En dehors de cela, 362 jours de lessive. Pendant 34 ans.
- Trente-quatre ans. Je comprends qu'aux premiers soirs de grand air, on veuille les savourer, même à l'heure où chacun s'endort. Et même si le règlement ordonne le sommeil, voilà une première désobéissance que le Seigneur pardonnera.
‑ Trente-quatre ans. Je comprends que certaines Congrégations[3] se plaignent de la rareté des jeunes vocations...
‑ Trente-quatre ans. Je ne regrette pas que la Cité ait rafistolé cette grange pour accueillir, un instant, celles qui travaillent pendant que nous écrivassons...
[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p.29-32. OCR effectué sur Charité à géométrie variable.
[2] Créée en 1954 à Lourdes, la Cité‑Secours Saint‑Pierre accueille gratuitement les pèlerins qui n'ont pas les moyens de payer une chambre d'hôtel. Elle a ainsi reçu plus de 160 000 pèlerins. Elle a ses portes grandes ouvertes à tous les visiteurs qui peuvent parcourir ses installations et contrôler son fonctionnement.
[3] Ceci a été écrit en 1964, c'est‑à‑dire pendant la période dite « constantinienne ». Tout le monde sait que, depuis, tout a changé et que « tout va très bien »...