Etiquettes à revendre
Jean RODHAIN, « Étiquettes à revendre », Messages du Secours Catholique, n° 137, janvier 1964, p. 1.[1]
Étiquettes à revendre
Ce dîner du Jour de l'An était excellent. Suivant la bonne tradition française, il ne comprenait que deux plats. Mais ce pâté de lapin à l'estragon, « fait à la maison », avait une saveur exceptionnelle grâce à son enrobement feuilleté d'une tiédeur toute parfumée d'herbes champêtres, avec un léger contrepoint de fenouil. On complimenta la maîtresse de maison. On réclama la recette.
Et ce fut l'aveu.
« J'ai trouvé la recette dans le "Petit Echo de Marencourt-les-Potiers" ».
Cette citation inavouable fit bondir le vicaire : « Mais c’est un journal de droite ! » - « Pardon, c'est une feuille gauchisante » répliqua le colonel. Par politesse, la discussion s'arrêta net. Mais l'aveu ingénu de notre charmante maîtresse de maison prouvait qu'elle lisait un hebdomadaire catalogué d'un certain côté. Ses idées étaient donc colorées de cette encre-là. Du coup, son auréole s'évapora. Du coup, le vicaire laissa inachevée dans son assiette, sa part de terrine. Personne n'osa plus glorifier le lapin. Sauf le notaire qui en redemanda : le notaire étant dur d'oreille et gourmand de bouche, son appétit survécut à l'aveu du péché.
Le dîner se poursuivit avec une réelle sérénité. Il n'y eut aucun drame. Mais à des riens on devinait qu'une ombre était passée. Une ombre qui avait marqué, dans l'opinion, celle qui nous invitait. Dans la paroisse, elle serait désormais, et pour longtemps, classée, marquée, étiquetée.
Car, elles existent ces familles charmantes, mais si bien gagnées par la maladie de l'étiquette, qu'une même fable de La Fontaine leur semblera appétissante ou dangereuse suivant qu'elles la trouveront dans un périodique sur lequel l'opinion du moment place - comme sur un bocal - une étiquette d'une couleur ou blanchâtre ou rougeâtre.
Curieuse époque où les chrétiens ont du mal à croire à l'infaillibilité pontificale mais s'agenouillant aveuglément devant les étiquettes flottantes que les ressacs de l'opinion déposent tour à tour sur l'un ou l'autre de nos voisins.
J'imagine le style de violoncelle avec lequel l'archet du grand écrivain jouerait, à ce propos, la funèbre oraison de ces familles bourgeoises toujours empoisonnées par l'affaire Dreyfus et incapables de s'adapter aux temps désormais survenus des vastes perspectives historiques : n'est-elle pas débarrassée enfin, à tout jamais, de ces diatribes intestines, cette jeunesse où, comme dans la vigne craquant sous le gel, bourgeonne déjà, à chaque cep , la grâce actuelle...
J'en étais là de mes espoirs printaniers quand, le dîner terminé, le café servi ou plutôt, me fut traîtreusement présenté, au-delà du dernier fauteuil, par Poupette.
J'ai baptisé Poupette il y a exactement 14 ans et, dans ce salon, son savant détour avec la tasse tentante avait un but précis : il s'agissait d'ajouter aux vœux une interview. Elle devait, à la demande de sa classe, interroger sur le Concile trois personnes : j'étais une des victimes.
Poupette est charmante mais précise. A côté du sucrier elle présentait sa liste de questions préparées par toute sa classe réunie. Dès la deuxième ligne il s'agissait du Cardinal Ottaviani. Et bien entendu, rien que par la tournure des questions, toute la Curie Romaine était mise en accusation.
Poupette enregistrait mes réponses avec conscience. Elle relisait à haute voix mes phrases pour attester de son impartialité. Mais plus je répondais, plus les lèvres de Poupette s'arquaient de cette courbe de pitié d'un examinateur interrogeant le retardataire. Et quand l'examinateur est une examinatrice, dès ce signe aperçu, on est perdu...
Cette moue et le tour des questions démontraient que cette ravissante Poupette de 14 ans avait déjà des idées toutes faites (je suis gentil en parlant d'idées) sur les cardinaux intégristes, sur les fautes du Saint Office et sur l'arrivée imminente des militantes de choc au Concile.
Au bout d'une demi-heure d'interrogatoire, l'interrogé pouvait, sans poser l'ombre d'une question, reconstituer exactement quels étaient les journaux quotidiens ou hebdomadaires que lisaient les dignes parents de ma chère Poupette. Il y a des clichés qu'on n'invente pas et que les cervelles modernes enregistrent et reproduisent en « haute fidélité ». Dans les idées proclamées, on reconnaît l'éditorial du matin ou le speaker de la veille. Pour nos cerveaux, quel enlacement, quel enchaînement que la télé ! et que sera-ce lorsqu'elle utilisera une deuxième « chaîne » ?
Mon devoir terminé, Poupette consentit à ce que j'interroge à mon tour. Je fus horriblement banal : je la priai de définir le mot Concile ; je lui suggérai de me dévoiler combien d'heures elle avait consacré à étudier cette Curie Romaine qui semblait sa bête noire, et enfin, je lui demandai à quoi nous servaient à nous, clercs, ces quinze années d'études dont six de théologie, dès lors que, sans études ni théologie, le dernier venu devait enseigner les enseignants ?
Si cette dernière question provoqua un feu roulant où certains traits étaient fort bien ajustés, les réponses aux deux premières furent on ne peut plus brèves. Poupette ignorait l'A.B.C. de l'Administration romaine. Poupette n'avait sur la notion de Concile que des lueurs confuses. Poupettte n'avait évidemment jamais travaillé aucun des problèmes où son âme apostolique devinait intuitivement les échéances de l'Église.
Très chère Poupette : un cœur d'apôtre mais une cervelle de perroquet. Un zèle cent fois plus évident que celui de grand'mère, mais fautes d'orthographe à chaque ligne. Un amour illimité des peuples sous-développés, mais souvent l'oubli de la visite à ses propres grands-parents solitaires. Un sens remarquable des nouvelles dimensions de l'Église dans ce vaste monde moderne mais un petit sectarisme de sacristie pour classer trop vite le prochain proche en d'étroits tiroirs.
Admirables Poupettes : leur générosité en fera finalement les apôtres de cette génération privilégiée à qui le Créateur confiera ces forces atomiques jusqu'ici inconnues. Et parmi tant de Poupettes de 14 ans, le Seigneur a déjà choisi sa Sainte Thérèse de l'an 2000.
Mais ma Poupette à moi, celle que j'ai baptisée, me lira. Pour me pardonner de vous avoir mise en cause ici en première page, veuillez chère Poupette, lire aussi en page 3, dans le message si précis, récemment adressé par Sa Sainteté Paul VI, non pas aux Arabes ou aux Juifs, mais aux Français... et aux Françaises. Il nous concerne chacun directement. Et il est fort précis...
Voici l'heure où vingt siècles après la Pentecôte le Successeur de Pierre s'en revient pour la première fois de Jérusalem.
Voici l'heure où après avoir tant appris à classer les autres sous les étiquettes de "Schismatiques" ou d' "Hérétiques", nous voyons ces autres plus avancés que nous sur les routes convergeant vers Jérusalem.
Où sont nos vieilles étiquettes ?
Il faut avoir roulé beaucoup, de Chicago à Saigon, pour savourer ensuite l'incomparable ambiance d'une famille de chez nous entre sa cuisine et son jardin. De la Bretagne à l'Alsace, elle n'a pas de prix cette intimité d'un foyer à traditions où chaque meuble a un sens, chaque objet une histoire et chaque enfant un invisible héritage de chrétienté.
Il faut avoir beaucoup écouté à Chicago, à Saigon et même à Rome, pour souhaiter, qu'en plus de tant de qualités, chaque Français se résigne enfin à ne plus placer sans cesse des étiquettes sur le monde entier, à commencer par ses voisins de table.
Ne jugez pas, dit l'Evangile.
Moins d'étiquettes, cela donne davantage de sérénité. Cela fait régner autour d'une table, la paix. Cette paix qui est notre premier vœu, pour vous tous, de bonne année ...
Jean RODHAIN
[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 65-70.