Trois villes
Jean RODHAIN, « Trois villes », Messages du Secours Catholique, n° 143, juillet-août 1964, p. 1.
Trois villes
Lourdes
Mes deux bons chiens s’arrêtent au seuil de la bergerie. Ils resteront immobiles devant la porte ouverte pendant toute la messe. Ils savent - mais comment savent-ils ? - ils savent donc que c'est le seul moment de toute la journée où il ne convient pas d’aboyer, ni de gambader, ni de me rejoindre. Dans la pénombre de cette chapelle copiée sur la « bergerie » de Bartrès on respire plus l’odeur du foin que celle de l'encens. Une poignée d’assistants seulement - depuis 5 heures du matin les responsables préparent les draps et les lits pour les 500 arrivants du jour. Et au fond de la bergerie ce petit groupe de vieillards trop fatigués pour aller à la grotte. Ils entourent attentivement leur doyen que nous cherchions partout depuis 48 heures : à 83 ans c’était son premier voyage et les gendarmes de Lourdes l'ont retrouvé à 13 kilomètres, perdu dans la forêt. Car il y a - il y a encore en 1964 - des pauvres gens qui n'ont jamais connu les congés payés et qui ne savent pas ce que c'est que les voyages ni les vacances.
Un confessionnal, à Lourdes, c'est la révélation des secrets gardés depuis 50 ans.[1]
Un hôpital, à Lourdes, c'est la révélation des infirmités cachées au village et aux voisins.
La Cité-Secours, à Lourdes, c’est la longue confidence des misères de la pauvreté ...
Jérusalem
« Ville sans avenir, car elle n'a même pas de bibliothèque. » Oui, J'ai entendu cette sentence proférée il y a quelques jours par un conférencier « violet » parlant de Jérusalem. Il est certain qu'au Jeudi saint le Seigneur n'a pas distribué de brochures, et il faut avouer qu'au matin de Pâques, l'Ange n'a pas remis à Madeleine le catalogue de la bibliothèque Pascale... Mais Il y a eu Autre Chose. Et en Jérusalem il y reste, et il y demeure Autre Chose.
« Voir la Terre Sainte a été pour moi un événement. Je suis maintenant un vieil homme. Qu'il m'ait été possible de passer quinze jours à Jérusalem et dans les lieux saints est véritablement une grâce que j'ai reçue de Dieu et dont je ne serai jamais assez reconnaissant ».[2]
C'est le Pasteur Boegner qui parle. Il revient de Jérusalem, et quand il parle de grâce reçue, cet homme de Dieu sait ce dont il parle.
Depuis les premières années de son séminaire, Mgr Montini avait toujours brûlé du désir de voir Jérusalem. Quand il a pu enfin y parvenir, la télévision a dévoilé son visage bouleversé et priant. Lorsque le pèlerin, sorti des gorges de Jéricho bascule des hauteurs de Béthanie pour découvrir tout-à-coup la Sainte Sion d'Abraham, de David et du Messie, étincelante comme un lustre d’or sur son rocher, il reste saisi. Même les touristes américains charretés par les agences, gavés de film et d'alcools, saturés d'escales et d’explications, même eux, en ce spectacle se taisent pendant une véritable minute.
Il faut passer une soirée étoilée, seul, dans le « champ des bergers » proche de Bethléem. Il faut, perdu dans une troupe de Pèlerins allemands priant et chantant gravement, suivre la Voie douloureuse. Il faut se laisser enfermer sans rien dire toute une nuit derrière un piller du Saint-sépulcre pour goûter le sens de Jérusalem. De Jérusalem toute frémissante de la rencontre de Paul VI et d’Athénagoras. Athénagoras en parle à tous ses visiteurs : « Rencontre qui lui laisse la conviction qu'un événement prophétique a été accompli là, à Jérusalem, au moment où, après neuf siècles de rupture, tous les deux ont récité la prière du seigneur et ont lu, l’un en latin, l'autre en grec la prière sacerdotale du chapitre XVII de « l’Évangile de Jean »[3]
Rome
C’est un privilège de devoir, en quelques jours, passer de la bergerie de Bartrès à la bergerie des pasteurs de Bethléem, et puis d’aboutir chez le pasteur de tout le troupeau. En juin, Rome brûle d’une chaleur intolérable. On participe dans cette fournaise aux derniers travaux des Commissions chargées de terminer à tout prix les textes à proposer à la 3ème session du Concile. On enregistre avec soulagement les satisfecit des critiques les plus vigilants : « Les réformes de l’Église, à but pastoral, commencées par le Concile, sont en bonne voie »... [4]
On sollicite une audience, et sous le soleil implacable, on attend.
Le Vatican est la dernière Cour d’Europe. Le Maître de Chambre des Palais Apostoliques sait très bien classer les demandes pour faire attendre et ensuite vous admettre dans un groupe, ou dans une suite, ou dans une enfilade, ou peut-être dans un corridor cramoisi où vous serez bouleversé de recevoir la bénédiction d'un Souverain Pontife de qui on ne voudrait, de qui on ne devrait accaparer aucune minute tant on devine son terrible travail. Le maître de chambre peut aussi tout bonnement « égarer » votre demande. Des Anges gardiens - ils existent ! - peuvent aussi intervenir. Et un beau soir, une immense enveloppe à cachets pontificaux vous convoque pour le lendemain. Du coup, la chaleur à Rome devient très douce ce soir-là, évidemment.
C'est dans son bureau personnel que SS. Paul VI a bien voulu recevoir longuement le secrétaire général du Secours catholique arrivant de Jérusalem. Et aussitôt le Pape situe le motif de l'audience qu'Il a bien voulu accorder : « Après la Cité de Lourdes, celle de Jérusalem : c'est un signe de la Sainte Vierge. Après les pauvres de Lourdes, les pauvres de Jérusalem : c'est la Sainte Vierge qui marque ces fondations ».
Le Pape demande le compte-rendu. Il promet son intervention. La Cité Abraham ouvrira à Jérusalem en décembre. Elle accueillera les premiers pèlerins pauvres à Noël...
Le saint Père accepte de bénir tous ceux, même les plus éloignés, qui œuvrent au service de cette fondation. Il autorise que cette bénédiction soit transmise…
Voilà qui est fait par cette page de « Messages ».
Sidoine qui me lit au fur et à mesure que j'écris grogne à haute voix :
« Deux chiens dans une prairie lourdaise, et ensuite une promenade au clair de lune dans les pâturages de Bethléem, cela fait bien dans un journal mais tout cela c'est « fauleklaure » (sic) poésie et chimérie ».
Les chimères d'aujourd'hui sont les vérités de demain. Paul VI ne bénissait pas la rêverie d'un individu. Je le verrai toujours ce Pape, me décrivant ce que deviendra Jérusalem dans l’Église de l'an 2000, et m’expliquant pourquoi, dans un lieu qui va redevenir central, le service des pauvres sera « la meilleure part »…
Ce n'est pas, du folklore,
C'est l’Église de demain.
La Cité-Secours Maison d’Abraham ouvrira en ce Noël 1964.
Au travail !
Jean RODHAIN
[1] Les journaux hurlent parce qu’un aumônier de prison se tait sur un secret qu’il connaît. Mais aumônier de prison ou curé de campagne, chaque prêtre habitué du confessionnal détient cent fois plus de secrets que le reporter qui a interviewé l’assassin présumé.
[2] Marc Boegner « En suivant l’itinéraire de saint Paul », « Réforme » du 20-6-64 p.8.
[3] Marc Boegner, « En suivant l’itinéraire de saint Paul », Réforme du 20-6-64 p. 9.
[4] Père Rouquette, Les Études, 1-6-64, p. 846.