Une interview de la femme de Loth
Jean RODHAIN, « Une interview de la femme de Loth », Messages du Secours Catholique, n° 138, février 1964, p. 3.[1]
Une interview de la femme de Loth
Tout ayant été dit sur le voyage du Pape en Palestine, les reporters de « Messages », voulant trouver une interview originale, sont allés interroger, à Sodome, la femme de Loth. Cette statue de sel qui domine les falaises de la Mer Morte a bien voulu gracieusement réserver à nos lecteurs une déclaration en priorité, malgré les offres tentantes d'un hebdomadaire américain. Nous tenons à exprimer à Mme Loth la gratitude de la Direction de notre journal.
- Madame, vous êtes ici depuis les événements de Sodome?
- Oui, je demeure, ici, depuis quatre mille ans environ. Et quant à ce que vous appelez pudiquement « les événements », vous devriez savoir qu'il vaut mieux, pour vous, rester discrets à ce sujet. Relisez dans le Livre de la Genèse, au chapitre dix-neuvième, ce que, dans le village de Ségor, nos deux filles ont fait et ce que les hommes de Sodome ont voulu faire de ma propre maison... Si vos hebdomadaires d'Occident recopiaient simplement le passage de cette Sainte Bible que vos chrétiens prétendent connaître, la police des mœurs saisirait leurs exemplaires. Elle est salée mon histoire, Messieurs.
- A propos de sel, vous n'êtes pas gênée, Madame, d'être ainsi statufiée en ce lieu ?
- Pas du tout. D'abord, de ce promontoire je regarde ce qui se passe et ce qui passe. Et il s'en passe des choses ici. Et on revient sans cesse par ici. C'est un lieu historique, comme vous dites aujourd'hui. D'ailleurs, je rédige mes mémoires et à chaque page je mets mon grain de sel. Ce coin est toujours d'actualité. Tenez, votre Nasser et tous ces Arabes, les voici, pour votre année 1964, en fureur à propos de mon fleuve Jourdain qui se meurt à mes pieds, dans les sels de ma Mer Morte. Or, ce Nasser me concerne directement, non seulement à cause du sel jordanien, mais parce que les Arabes sont les descendants directs d'Ismaël. Si Moab était mon gendre, les Ismaéliens étaient mes neveux. Relisez votre Bible, Monsieur : Grâce à Abraham, ces Arabes sont mes petits-enfants.
- Madame, vous parlez de l'actualité, mais la Bible raconte que vous fûtes changée en statue de sel pour vous être retournée en arrière.
Permettez-nous d'oser une question indiscrète : Est-ce que votre regard n'est pas resté fixé plutôt vers le passé ?
- Voilà une question non pas indiscrète, Messieurs, mais imprudente pour un chrétien comme vous. Je ne suis pas chrétienne, moi. Je ne suis pas baptisée, moi. Alors, moi, immobile depuis des millénaires, j'observe ces chrétiens qui, au baptême, ont reçu sur la langue un grain de sel : c'est ma spécialité, le sel, et le premier des baptêmes - sans sel - je l'ai vu conférer par Jean-Baptiste, il y a 1934 ans exactement, ici, en bas de ma falaise, sur la rive de mon Jourdain. Alors, vous pensez si cela m'intéresse, l'histoire de vos chrétiens baptisés.
Cette histoire, je la vois, comme la voient tous les peuples païens qui m'entourent (c'est un point de vue) et je la considère sous ma seule spécialité : le sel, en tant qu'il appartient à la physique comme cristal ou à la chimie comme chlorure.
- Je ne saisis pas le rapport avec l'actualité chrétienne...
- Vous allez saisir, jeune homme, et je me limite à l'actualité récente :
Avec des sels de phosphore lancés d'avions, 135000 hommes, femmes et enfants de la ville de Dresde ont été grillés dans la nuit du 13 au 14 février 1945[2]. Par qui ? Par les Anglais, peuple chrétien. Jamais un peuple païen n'a fait cela.
Avec des sels d'arsenic et de chlore réchauffés jusqu'à en devenir gazeux, dans vos Auschwitz et dans vos Theresienstadt, ont été exterminés cinq millions de Juifs ; les Juifs : mon peuple et ma race. Et par qui ? Par les Allemands, un peuple chrétien. Jamais un peuple païen n'a fait cela.
Avec des sels d'uranium dissociés jusqu'au cœur de l'atome, 150.000 hommes, femmes et enfants d'Hiroshima ont été brûlés, à 8 h 15 du matin, le 6 août de votre an de grâce 1945, comme ceux de Sodome. Et par qui ? Par des aviateurs d'une nation de baptisés : les Américains. Jamais les païens n'ont fait cela.
Vous êtes servi, Monsieur le représentant des baptisés. Votre addition, elle est salée...
- Mais, Madame, les bons prédicateurs de nos églises, qui cependant n'ignorent pas ces faits récents et indiscutés, ne nous ont jamais fait ces rapprochements cruels. Nous ne savons même pas si notre rédaction nous autorisera à reproduire intégralement vos propos. Est-ce que vous ne pourriez pas nous recevoir, la semaine prochaine : nous vous soumettrions un texte édulcoré ?
- La semaine prochaine, je serai partie.
- Partie, vous ?
- Oui, partie, moi, « la statue de sel » comme vous dites. Tout a une fin. J'en ai tant vu, j'ai tant souffert de vous voir, vous, les chrétiens, ici, en Palestine, sur les plaies vives de vos divisions, remettre sans cesse du sel, que le Juge a jugé mon heure venue et ma pénitence terminée. Je vais enfin rentrer dans le sein d'Abraham, d’Abraham qui sauva Loth, mon mari et mes deux filles.
- Madame, permettez que nous descendions aussitôt jusqu'aux téléscripteurs que la radio italienne a installés en Jéricho, afin de transmettre sans tarder une nouvelle aussi bouleversante. A moins que vous n'acceptiez de nous donner une dernière précision sur cet événement. Car c'est un événement mondial que la montée au ciel de la femme de Loth. (Prépare ton flash, Sidoine). A quelle occasion, Madame, avez-vous appris la nouvelle de votre libération... ?
- L'histoire, Messieurs, recommence toujours. L'Éternel eut pitié du village de Ségor, voisin de Sodome, parce que mon digne mari était un juste. De même, l’Éternel a eu pitié de votre génération de chrétiens. Parce que, malgré le soufre d'Auschwitz et le phosphore de Dresde et les fumées d'Hiroshima, l'Éternel a vu monter une génération de jeunes au cœur clair, une génération préparée par une hérédité de sacrifices secrets et d'immolations priantes. Des jeunes auxquels le Créateur veut, demain, pour votre an 2000, confier des forces nouvelles extraites des sels et des cristaux des profondeurs de la terre. Cela devrait vous transformer tous en cantiques de louanges. Aucune génération humaine n'a connu une heure aussi chargée d'espoirs...
Alors, à l'heure préparée par l'Éternel, il y eut un homme nommé Jean (comme le Baptiste de mon Jourdain).
Et ce Jean XXIII aimait tous les peuples à la fois, comme Abraham, mon père.
Et après ce Jean, pour la première fois depuis Jean Baptiste, j'ai vu, de mes yeux vu, ici en bas de la falaise, dans l'eau de mon Jourdain, après dix-neuf siècles, le successeur de Pierre enfin venir, enfin revenir et boire de cette eau.
Dès cet instant, je me suis sentie fondre comme sel dans l'eau. J'ai perdu toute amertume et du Testament Ancien je bascule dans le Nouveau. L’Éternel soit béni !
Ce Pape a embrassé le Grand Patriarche d'Orient : c'est la Paix du Seigneur.
Ce Pape a été bousculé dans les rues de Jérusalem : c'est l'Évangile revenu chez les pauvres.
L'heure est arrivée. Au prochain sabbat, je serai chez mon Père retournée.
Non, Messieurs, pas de photo. Messieurs, ne me parlez plus.
Bonne route, redescendez en paix, Messieurs !
L’un des reporters
Jean RODHAIN
(Extrait de la France Catholique du 24.01.64)
[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 101-106. La mention finale indique "Extrait de La France Catholique du 24.01.64" : non vérifié. (note de l'éditeur)
[2] Cf. « La destruction de Dresde », par David Irving et « Bataille nuit et jour », par le Commandant d'Aviation Sir Hugue Edwards. - 2 Vol. chez W. Kimber, éditeur Londres.