Une main tendue…
Jean RODHAIN, « Une main tendue », Messages du Secours Catholique, n° 146, novembre 1964, p. 9.[1]
Une main tendue…
Dans ma salle d'hôpital j'ai tout ce qu'il faut comme cachets et comme pilules : c'est gratuit. Et les frais de l'opération seront remboursés par ma Mutuelle. Mais si je regarde, à l'heure des visites, les dix-sept autres lits de la salle, je vois chacun entouré par la mère ou les gosses, ou les amis. Moi je n'ai personne. Je guette depuis trois mois cette porte des visiteurs. J'attends qu'un pas se dirige vers mon lit (n°18). Qu’une main se tende enfin vers moi...
À la place de ce désert, il y a maintenant nos jardins. Ils s'étendent tout autour de Ouagadougou. Il y a trois ans on a reçu le moteur pour le puits, ensuite les outils. Moi je reste inquiet. Cent jardins, cela donne à manger, bien sûr. Mais cela ne fait pas vivre un pays. Mes jeunes responsables horticoles veulent apprendre davantage. Sans formation technique, pas de cadres pour l'économie. Les micro-réalisations conduisent à la formation. Moi, le responsable de la Haute-Volta, j'ai un plan plus vaste. Et je sais que des mains se tendront vers nos jeunes nations. J'attends ces mains…
Vous m'avez, Monsieur, croisé parfois sur le trottoir et vous m'avez chaque fois salué très poliment. Parce que j'ai un ruban rouge sur mon veston élimé et parce que j'ai enseigné autrefois le latin à vos enfants. Vous êtes poli et correct. J’aime mieux ne pas vous inviter chez moi. Il ne faut pas que vous connaissiez les menus d'un vieux professeur solitaire. Je n'ai même plus le moyen de m'abonner a une revue. Je suis un de ces grands-pères dont les enfants n’ont pas le temps de lui rendre visite, ni de faire certaines additions. Un enfant. Une main d'enfant, cela me manque, l'écriture d'une main d'enfant...
Moi, je ne me plains pas des gardiens, ils sont corrects. Et la cantine de la prison est convenablement fournie. Mon voisin de cellule reçoit chaque mois un colis. Le colis est petit, mais il faut voir ses mains trembler en déballant le mouchoir brodé par sa gamine. Pour moi, depuis un an, jamais un colis ni une lettre. Je suis de la Légion. Qui voulez-vous qui m’écrive ? Je suis un étranger qui s'est battu quinze ans pour la France. Trois blessures. Quatre citations. Dix ans de prison.
Moi je n'attends aucune main, mais je les compte, celles qui se tendent. Je n'ai besoin de personne, mais j'observe. Car enfin, si les chrétiens ont raison, ce sont leurs mains tendues qui me le prouveront. Ce doit être leur langage.
Alors je note et je compte les mains.
Moi enfin, dit l'Autre, je compte aussi, mais d'une autre façon. Je compte les mains qui se tendent à Mes frères, car ils sont Mes frères, ceux que vous appelez vos frères, et au Jour du Jugement, c’est sur vos mains pleines ou vides, sur vos mains tendues ou paresseuses, sur vos mains ouvertes ou fermées que Moi Je vous jugerai, chacun, un à un..
Que de regards qui cherchent une main tendue...
Une main droite si discrètement tendue...
Que la gauche ne le saura pas.
Une main tendue
cela guérit une main inquiète
Une main tendue
cela fait une autre main sauvée ;
Prêter « main forte »
c'est plus fort
que toute force de frappe.
Donnez-moi une main d'appui,
et je soulèverai la misère.
Or, voici le jour de la main tendue.
[1] Article non signé mais formellement identifié Jean Rodhain par Françcoise Mallebay. (Note de l'éditeur)