Abraham, clef de Jérusalem
Jean RODHAIN, « Préface », in R. LAFFONT (dir.), Histoire de Jérusalem d'Abraham à nos jours, Paris, Pont Royal, 1965.[1]
Abraham, clef de Jérusalem
Arrivant par la montée lunaire de Jéricho, il faut, après avoir dépassé le Béthanie de Lazare, ralentir, pour, au col de Betphagé, découvrir tout d'un coup, suspendu comme un lustre étincelant au soleil : Jérusalem.
Après cet éblouissement on tâtonne pendant des jours et des jours à travers souks et sanctuaires entassés. Tout est labyrinthe dans cette accumulation de dévotes architectures. On n’arrive pas à déchiffrer. Or la clef de ce rébus, c'est Abraham.
Revenant de la Mecque, voici les poussiéreux cortèges de pèlerins musulmans entrant en Jérusalem : ils montent directement vénérer la pierre d'Abraham. Cette pierre est au centre de ce Temple de Salomon qui écrase la ville par ses vingt siècles d'Ancien Testament. Et au même instant, dans les centaines d'églises de Jérusalem, les chrétiens au milieu de leur messe quotidienne proclament la mémoire de ce patriarche au sacrifice exemplaire : Abraham.
Abraham, la Bible le désigne comme le Père des Multitudes (Gen. XVII-5) et par serment le Créateur lui promet de bénir toutes les nations en sa descendance (Gen. XXII-18 - Ecc.IXLV-2). Le Christ se range dans sa lignée (Mat. 1). Les premiers chrétiens se réclament de son héritage (Gal.III-28) et tous les croyants rêvent de se rejoindre finalement « dans le sein d'Abraham » (Luc XVI-22).
Abraham, c'est le nomade sans maison. Dans sa pauvreté il est appelé (Gen. XI-10,31) et il accourt ici en Jérusalem qu'il marque pour toujours. Quand la Vierge Marie invente son Magnificat, elle oublie le grand Moïse ainsi que tous les prophètes, pour ne nommer que le seul Abraham (Luc. 1-54). Et celui qu'elle prend à témoin de la promesse faite à tous les pauvres du monde d'être un jour rassasiés, c'est Abraham. Abraham nous paraÎt lointain dans la nuit des temps. A Jérusalem, tout l'Orient dans sa fière pauvreté regarde vers lui. C'est le Précurseur du Tiers-Monde, mais un Précurseur sans discours.
Abraham est nommé 77 fois dans l'Évangile. Et de même il est nommé 77 fois dans le Coran. Évangile et Coran évoquent ce rocher de Jérusalem avec le terrible problème du Créateur exigeant Isaac immolé. Abraham y préfigure le Christ sur le Calvaire sacrifié. Abraham a subi et il a accepté. Et après la victime épargnée, il a compris la manière dont ici-bas on est conduit, et il a marché jusqu'à son dernier soir avec sérénité. Au sacrifice il n'avait qu'une seule brebis. Et à distance il fait figure du Pasteur de l'Unité...
Voilà pourquoi aujourd'hui tant de pèlerins inquiets, tant de cœurs incertains, tant de races divisées regardent vers Jérusalem. Au delà de son merveilleux décor, tous les axes de triangulation, tous les repères de perspectives, convergent en cette ville vers un personnage qui explique tous les autres : Abraham, le Père des peuples.
[1] Réédité dans Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, p. 169-171.