Action charitable
Jean RODHAIN, « Action charitable », Messages du Secours Catholique, n° 157, novembre 1965, p. 5.[1]
Action charitable
Une vedette de cinéma vise au succès, une marque de lessive aussi, un apéritif aussi.
Pour chacun la publicité est payante, la réussite est chiffrable, le succès est contrôlable.
Pour la Charité, c'est le contraire. Exactement le contraire.
Vous attendez que je vous situe la Charité bien orientée « dans le sens de l'histoire » ? Que je démontre qu'elle est la meilleure des recettes à la mode ? Vous désirez une brochure en trois points pour excuser le mot, pour adapter l'idée et pour annoncer, entre le réfrigérateur et le meilleur des vins, le bonheur procuré à domicile par une Charité exactement conditionnée ?
Non, je ne marche pas. La Charité, ce n'est pas cela.
Vous réclamez que cette action charitable affiche son bilan, qu'elle chiffre ses gestes secourables, qu'elle réussisse à tous les coups et qu'elle plaise à tous autant que le disque à la mode ?
Si elle y parvient, alors je m'inquiète.
Sur son île un missionnaire peut mourir à la tâche sans avoir converti personne. Dans sa famille, la sœur aînée peut s'être sacrifiée en silence sans que personne remarque jamais son effacement. Perdu au désert, ce n'est qu'une fois disparu que Charles de Foucauld devient connu.
Parce que la Charité véritable est liée au prisonnier comme le boulet à sa chaîne.
Parce qu'elle a la fièvre quand le malade est fiévreux.
Parce qu'elle colle de si près à la misère qu'elle frémit au rythme de celui qui tremble.
Parce que la Charité doit se taire, car elle en sait trop. Elle en sait trop sur la misère véritable de chacun derrière son masque. Sur la misère véritable de tout ce monde malgré son tapage. Sur les besoins véritables de ces pauvres âmes, une fois les lumières éteintes. Sur leur manière à tous de chercher « autre chose », sans l'avouer jamais, lorsque leur disque a fini de tourner.
Parce que, voyez‑vous, le voile de Véronique n'avait aucun prix avant d'avoir servi. Et après il était sans prix...
Parce qu'au Jardin des Olives, il me fait peur celui qui compte si bien les deniers. Il m'inquiète celui qui, devant Madeleine, calcule exactement le prix du parfum répandu.
Parce que Bethléem c'était le silence, Nazareth c'était le secret, et sur la route d'Emmaüs, ils ne savaient même pas son identité.
Parce que saint Pierre n'a pas réussi avec sa grande épée, ni l'éloquent saint Paul devant son aréopage.
Leur action dépassera peu à peu toutes les recettes humaines; au service de ce monde leur Charité ne vient pas de ce monde.
Et si vous me proposez pour la Charité, une des méthodes de ce monde, alors je ferai exactement le contraire.
Parce que le Seigneur, ayant à choisir, pour aimer tout ce monde, a choisi ce bois et ce pain.
Ce bois où il meurt.
Et ce pain qu'il partage.
[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Toi aussi fais de même, textes présentés par Paul HUOT-PLEUROUX, Paris, SOS, 1980, p. 171-172. OCR effectué sur Toi aussi fais de même. (note de l’éditeur)