C.C.P.
Jean RODHAIN, « C.C.P. », Messages du Secours Catholique, n° 152, mai 1965, p. 1.
C.P.P.
Lettre reçue
Monsieur le Directeur
J'ai 86 ans. Chaque mois, mes petits enfants assurent ma subsistance en m'envoyant régulièrement un virement à mon C.C.P.
Je finis par considérer le C.C.P. comme un lien d'affection, et un intermédiaire de charité moderne.
Au « Secours Catholique » vous devez recevoir aussi de l'aide par Chèques Postaux.
Pourquoi dans « Messages » n'écririez-vous pas un éditorial sur le C.C.P. ?
Réponse
Cher Monsieur,
Vous regardez les C.C.P. et ensuite vous les considérez comme un lien d'affection et un intermédiaire de charité moderne ?
Mais du coup, non seulement vous me donnez un sujet d'article, mais vous m'en tracez déjà les trois volets.
Je vous remercie. Je vous prends au mot, et je m'exécute.
Veuillez agréer, etc…
J.R
Je regarde les étages de cet immense cage de la rue des Favorites. Elle est illuminée toute la nuit. Ce central des C.C.P. de Paris reçoit 300.000 enveloppes du crépuscule à l’aube. Le tri y dénombre 400.000 chèques et 290.000 mandats en 24 heures. Sur un total de 7.500 employés, 6.500 vérificatrices et dactylographes contrôlent la régularité et la validité de votre ordre de versement, comparent la signature au spécimen déposé, observent l’approvisionnement du compte que vous venez de débiter. Grâce à 1.700 machines comptables, l’extrait de compte remis à tirer est envoyé à l’auteur du virement tandis qu’un nouvel extrait part aux archives. Il est midi. Les mêmes opérations se réalisent alors sur les comptes à créditer : il y a plus de 1.800.000 comptes courants. Pendant ce temps, une section spéciale ventile les virements destinés aux centres C.C.P. de Province. Et finalement, il faut avant le soir, mettre au net la balance générale des opérations portant sur 8 milliards de dépôts. Un étage entier est réservé aux services spéciaux, depuis les payements à vue, jusqu'aux virements télégraphiques.
Cette cage totalise plus d'un million d'opérations en 24 heures. Mais pour que les destinataires puissent immédiatement recevoir le C.C.P. émis, toutes ces opérations sont accrochées à un point fixe : l’horaire implacable du départ quotidien des avions de l’aéroport. Un seul quart d'heure de retard suffirait à dérégler ce chef-d'œuvre de mécanique humaine.
On visite la Tour Eiffel. On ne visite pas cette cage des C.C.P. posée à l'ombre de la Tour Eiffel.
La Tour Eiffel est inerte. Cette cage est l'horlogerie la plus vivante et la plus curieuse de tout Paris. L'entrée de cette cage des C.C.P est interdite. Et je ne dirai pas comment j’y suis entré...
Un lien d’affection
Avec l’appui des 18.000 bureaux de Poste de France, les C.C.P. manipulent chaque année, la somme énorme de 1.100 milliards de nouveaux francs. Ce que j'admire, ce n'est pas ce total fabuleux, mais plutôt le réseau lié à ces trois lettres : C.C.P. Car les salaires de l’usine, les commandes de l’artisan, les dettes de la clientèle, les loyers d’un H.L.M., la part de la faim dans le monde, tout est filé par ce rouet gigantesque. Dans la salle du tri des chèques, le volume d'un casier dévoile au premier coup d'œil le magasin prospère ou la maison en faillite. Ces pauvres imprimés relient le créancier et le débiteur, celui qui voudrait bâtir sa maison, et le propriétaire du terrain, l'employeur et le salarié. On pourrait écrire un traité d'économie sociale en étudiant dans la salle des comptes courants la variation sur dix ans du groupe de certains titulaires de C.C.P. Les C.C.P. n'existaient pas du temps d’Ozanam. C'est un phénomène économique social nouveau qui attend une thèse à soutenir : avis aux amateurs.
« Un lien affectueux », précisez-vous cher lecteur. Ici, je veux d'abord supplier les banquiers de ne pas se froisser, et les donateurs qui nous adressent les chèques bancaires de ne pas se formaliser. Ensuite, j’oserai dire que le C.C.P. a un avantage : on peut écrire au verso du talon envoyé, tandis que l'on n’imagine pas dix lignes d'amitié au dos d'un chèque sur la Banque de France. Je ne sais pas ce que les petits enfants griffonnent sur le talon bleu du C.C.P. envoyé par eux au grand Père pour son anniversaire. Mais ici les comptables du Secours Catholique vous diront les trésors inattendus découverts chaque matin dans les grosses enveloppes nous arrivant de la rue des Favorites. Pour un cas de « Messages » celui-ci envoi 100 francs, mais au dos ajoute un conseil judicieux pour aider le cas à s'en sortir. Tel autre explique comment la famille s'est privée pour la Micro n° 5227. Celui-ci envoie avec son offrande, ses encouragements précis pour telle opinion avancée par « Messages ».
Des milliers de C.C.P. reçus constitueraient un plébiscite si on voulait publier les cris du cœur de tant de familles réclamant l'amplification de telle campagne de charité.
Non, les C.C.P. avec leurs chiffres rigoureux, ne sont pas que des opérations arithmétiques. Ce sont des liens humains de très belle qualité qui se tissent avec ces formules et avec ces formulaires.
Un intermédiaire de charité moderne
Spécialement pour nous « Secours Catholique », les C.C.P. constituent un intermédiaire essentiel. Pourquoi ?
Chaque organisation a ses méthodes propres et il n'y a aucune raison d'établir une dictature dans les charités. Au Secours Catholique, depuis l'origine, le conseil d'Administration a établi comme règle de ne posséder en banque, ni portefeuille, ni titre de rente tellement nous avons horreur de devenir les gérants d'un capital. Au risque d'enlisement dans la sécurité, nous préférons un autre risque : celui de nous fier à 600.000 adhérents.
Or, nos statistiques le prouvent : 85 % de vos dons nous parviennent par chèque postal.
Et sur les dons de cette foule, 90 % ne sont constitués que par de très petits dons.
Il y a eu des siècles où les seigneurs donnaient mille hectares de forêt pour une léproserie, et d'autres époques un mécène fondait un hôpital avec des paquets d'actions et d'obligations.
Actuellement nous sommes les mandataires de centaines de milliers de donateurs. C'est une collectivité au travail. Et c'était déjà la caractéristique de l'Église primitive. Deo Gratias.
Au 106 rue du Bac, quand un visiteur découvre le bilan des charges permanentes du Secours Catholique, depuis le service d'aide aux prisonniers jusqu'à la Cité Secours de Lourdes, il interroge parfois : « Comment portez-vous tout cela à bout de bras ? Et nous répondons : « Nous portons tout cela à coup de C.C.P. » Les centaines de C.C.P. que vous, lecteurs attentifs, vous nous envoyez chaque matin. Chaque matin il s'agit de faire face aux charges acceptées, et il s'agit de choisir parmi les centaines de misères, parmi les dizaines de projets en attente. Refuser une partie pour ne répondre que d'après l'arrivée d'un C.C.P. meilleur. Aussi, chaque matin, avant tout le courrier, la première enveloppe que le pilote inquiet du 106 consulte : c'est l'enveloppe du C.C.P. 56-20-09…
Le Seigneur Jésus aimait les chiffres : avant de multiplier les pains il contraint les Apôtres à classer sur l'herbe, la foule par « groupe de 50 et de 100 » afin de préciser le total : plus de 5.000 affamés[1].
Au grand vendredi, Il expire à l’heure précise fixée pour la Rédemption : La charité est exacte. Et au lendemain de Pâques, s'Il provoque une dernière pèche miraculeuse, Il oblige Jean l’Évangéliste à recenser le contenu exact du filet : 153 gros poissons[2].
S’Il avait vécu aujourd’hui, Il aurait employé le langage et les chiffres d'aujourd'hui. Au lieu de citer le talent et les deniers, Il aurait chiffré en francs et en centimes. Au lieu de parler du tribut à César, Il aurait évoqué le C.C.P. à remplir pour le percepteur.
Le charpentier de Nazareth qui citait sans cesse le travail du semeur et du vigneron qui embauchait Mathieu à son guichet de comptable, aurait aimé ces travaux si humains des C.C.P. qui conditionnent le payement du blé, le salaire du vigneron, et acheminent l'obole de la veuve.
St Paul, le premier théologien de l’Église, consacre dans ses Epîtres 46 versets à la collecte pour la famine de Jérusalem[3]. Comment la faire ? Comment la comptabiliser ? Comment l’acheminer ?[4] Ainsi, à coup de sicles et de deniers, les Chrétiens de Corinthe et d’Éphèse ont secouru ceux de Jérusalem. Les Chrétiens de Paul ont aidé les Chrétiens de Pierre. Qui sait si cette charité pratique n'a pas aidé à se joindre les mains hésitantes de ces partisans aux divisions déjà criantes. Qui sait si cette charité brûlante n'a pas contribué à éviter dans une Église au bord de la désunion un premier schisme qui eût été plus grave encore que les autres ?
J'écris ces lignes sur la terrasse de la Maison d'Abraham avec sous les yeux cette Jérusalem toute dorée au soleil de printemps.
Cette semaine, musulmans en pèlerinage au tombeau d'Abraham, Chrétiens et Orthodoxes arrivant au Saint-Sépulcre encombrent la ville et débordent de ses murailles. Notre « Maison d'Abraham » pleine jusqu'au toit a refusé des pèlerins de toutes provenances. Et cette maison comme toutes nos Cités-Secours ne tient et ne vit que par ce ruissellement de petits chèques postaux.
Et relisant les chapitres comptables, les Épîtres de St Paul, je n'éprouve aucune gêne à l’avouer.
Jérusalem, 1965
Jean Rodhain