De la tartine au verre d'eau
Jean RODHAIN, « Le carnet de Sidoine : de la tartine au verre d'eau », Messages du Secours Catholique, n° 156, octobre 1965, p. 2.
De la tartine au verre d'eau
Enfant, déjà, mes parents me traînaient à des Congrès cantonaux où l’on m’installait avec une tartine, derrière un coin de l'estrade. J'en conserve le souvenir de préaux d'école sentant le chien mouillé et remplis du bourdonnement d'orateurs interminables.
Je ne comprenais rien à leurs mélopées mais étant doué non seulement pour les vastes tartines, mais aussi pour les statistiques, j'ai noté au fur et à mesure les chiffres que j'ai entendus proclamer pendant ces cinquante années où j'ai assisté à des centaines de congrès, de sessions et de conférences.
Chaque fois, qu’il s’agisse d'apiculteurs, de limonadiers-restaurateurs ou de militants de Saint-joseph de Padoue, chaque fois j'ai entendu leur président ouvrir la séance en rappelant que son groupement représentait au mains deux ou trois millions de Français. Comme je totalisais méticuleusement tous ces chiffres, j'apprenais ainsi que j'avais entendu, à la fin de chaque année, les représentants d'une France de plus de 240 millions d’habitants.
Qu’il s'agisse du prix du kilo de miel ou de la fabrication des limonades gazeuses, ou des cotisations mon versées à l’œuvre de Saint-Joseph de Padoue, j'ai entendu chaque fois le délégué général prouver, chiffres en main, que ses adhérents formaient la catégorie la plus malheureuse, la plus négligée, la plus abandonnée de la population française. Comme j'ai noté aussi les pourcentages proclamés, je me demandais, après chaque série de congrès, combien il restait de Français normaux, capables de surnager sains et saufs au-dessus de cet océan de malheurs.
Pour ce qui est des causes de ces malheurs professionnels, j’avoue n'avoir pas noté les mêmes constantes : au contraire, chaque dix ans, tous les congrès changeaient de cible.
« Pourquoi les abeilles sont-elles malades ? » - « Pourquoi l'apéritif se vend-il mieux que la limonade au citron ? » - « Pourquoi le rayonnement de la spiritualité padousienne de saint Joseph est-il en retard ? » Je reconnais que, quels que soient les congrès, les causes de ces maux polyvalents ont varié.
Dans mon enfance, j'ai entendu proclamer que les ennemis des ruchers étaient les francs-maçons, tondis que la ruine des limonadiers provenait des lois laïques. Quant aux conférences de saint Joseph, c'était l'affaire Dreyfus qui était responsable, mais je ne me souvient plus exactement pourquoi.
Après la Grande Guerre, toutes les causes des malheurs spéciaux à chaque catégorie avaient leur source outre-Rhin.
Il y aurait une étude à faire sur la courbe des notes dominantes dans la salivation musicale des conférenciers et rapporteurs de congrès en France.
Pour le moment, j'entends déclarer, dans les réunions agricoles, que la mévente de la cire d'abeille provient de la désaffection du jeune clergé pour les cierges : donc cela tient au concile.
Les limonadiers, à la fin de leur dernier congrès international, dans une motion en faveur de l'eau minérale, véritable remède à l'alcoolisme, ont regretté que le Vatican ne se prononce pas plus nettement à ce sujet.
Quant à l’œuvre de Saint-Joseph de Padoue, sa récente session, marquée par un « ressourcement en profondeur », s'est terminée par un sombre examen de conscience de l'Église tout entière, principale coupable, évidemment, de tous les retards de l'apostolat. Pour l'instant, l'Église est une cible de choix surtout de la part de ses fidèles-fidèles.
Or, non seulement depuis un demi-siècle j'assiste en auditeur à ces congrès mais, depuis peu; mon patron y prend, à son tour, la parole.
C'est pour cela que je crois de moins en moins à leur infaillibilité.
SIDOINE.