Enfin la tarte vint
Jean RODHAIN, « Enfin la tarte vint », Messages du Secours Catholique, n° 153, juin 1965, p. 1.
Enfin la tarte vint
Dimanche je fus convié au déjeuner familial chez les Dupont.
Chez nous, autrefois, le repas du dimanche comportait un rituel qui a marqué mon enfance : dès le samedi soir on démontait la lourde table pour mettre les rallonges nécessaires à la famille agrandie. Dans la cuisine aux armoires bourrées de réserves commençait un long travail destiné à éplucher le fenouil et les carottes, à laver les poireaux et à râper le raifort. Je prétends que ces procédés audiovisuels de la cuisine sont essentiels pour l'appétit, cette forme polie de la gourmandise. J'ai horreur de ces potages aux grumeaux uniformes que l’on nous sert aujourd'hui ; il faut rechercher dans la poubelle, leur sachet métallique et relire l'inscription pour deviner ce que leur délayage chimique doit évoquer. Il y avait autrement de personnalité dans une soupière de mon enfance d'où la louche maternelle faisait surgir des poireaux chevelus et ces navets sans goût qui justement mettaient en relief le parfum adipeux d'un bouillon dont les yeux innombrables venaient peupler nos assiettes.
Chez les Dupont, ni soupe ni potage. Mais un apéritif cordial : on nous présenta deux étudiants à lunette : Olga et Wilfrid, jeunes rejetons d’une famille allemande avec qui les Dupont sont jumelés. « On s'aime comme des frères », souligna Mme Dupont radieuse. Je m'empressai de complimenter Wilfrid pour son air évidemment intelligent et je crus être aimable en remarquant que la très blonde Olga ressemblait à la très blonde Nicole.
- Quelle Nicole ? rugit Mme Dupont.
- Mais Nicole Duval, qui habite le palier en face.
- Sachez, monsieur, qu'avec les Duval on ne se cause plus depuis 1958. On a eu des raisons à cause de l'Algérie.
Il me fallut une double dose d'apéritif pour digérer cette curieuse géographie d'une charité qui s'éprend d'une famille d'outre-Rhin mais rejette une famille d'outre-palier.
Après un hors-d'œuvre auquel un long séjour au réfrigérateur avait ôté toute saveur, on servit le poulet : un poulet standard évidemment. Il n'avait pas le fumet des volatiles de ma ferme : ayant picoré tout l'été en plein champ toutes les herbes de la Saint-Jean, ils me parviennent dans l'assiette parfumés jusqu'à l'os de thym et d'estragon avec même un léger relent de trèfle et de sainfoin. Non chez les Dupont on utilisait un poulet moderne, chimiquement alimenté avec des rebuts de poissons, usiné à la chaîne, et présenté aussi aseptiquement qu'un pansement pharmaceutique.
Chez les Dupont on ne cuisine pas : on ouvre des boîtes.
On ne réfléchit pas non plus d'ailleurs : on ouvre des journaux. Justement, au poulet, l'oncle Dupont voulut faire part d'une idée toute fraîche sur le Concile qu'il avait trouvée dans son journal d'hier soir. Du coup, la chaleur qui était absente du poulet mal cuit s’épanouit sur les convives. Tous les jeunes Dupont harcelèrent l'oncle non pas en raison du Concile, mais en raison de son journal. J'avoue ne pas avoir compris si le journal de l'oncle était de droite ou de gauche. Mais du moment que l'oncle avait lu ce journal, il devenait pour la moitié de la table coupable d'apparentement idéologique à telle tendance : on est toujours le schismatique de quelqu'un. Aussitôt, l'autre moitié de la table prit parti pour l'oncle. La chaleur devint incendie, l’incendie tourna à l’orage. Dans ces tonnerres de condamnations je n'arrivais toujours point à saisir quelle idée exactement l’oncle avait voulu exprimer. Aucun convive ne lui avait laissé le temps d'exposer sa pensée. Tout ce bruit avait éclaté sur l'apparentement probable que le titre d'un quotidien laissait soupçonner. Je commençais à regretter l'invention de l'imprimerie... Enfin la tarte aux fraises apparut.
Or, c'était une vraie tarte, une pâte finement feuilletée enserrant des fraises doucement tièdes comme un soir d'été. Une tarte accompagnée d'un bol d'une authentique crème ne sortant pas d'un tube d'apparence dentifrice. Devant la tarte, l'orage s'apaisa et tous les regards se tournèrent vers la tante Eléonore. La très vieille tante Eléonore avait, en effet, pour spécialité les tartes et les silences.
La tante Eléonore, pâtissière de son métier, est la preuve vivante que l’exercice exact d’une profession équilibre le bon sens. Le service de l’outil et la servitude du métier confèrent à l'artisan une éloquence plus véritable que l'éloquence des livres.
Tante Eléonore savait rester sans rien dire pendant tout un dîner, mais quand les convives étaient sous le coup d'une de ces tartes dont elle avait le secret, elle en profitait traîtreusement pour ajouter à sa tarte une ou deux vérités du terroir. Profitant du silence de tant de lèvres empourprées de fraises et de sucre, elle monnaya son triomphe de pâtissière en deux phrases de sa voix rocailleuse :
« Déjà, en 1905, quand votre grand-père et vos grands-oncles, autour de cette même table, allaient se déchirer à propos de l'affaire Dreyfus, mes tartes mettaient la paix. Voici les vacances, mes enfants, allez regarder la campagne avec les jardins du Bon Dieu, remplis de fleurs si variées, et apprenez donc à vous accepter les uns les autres dans la variété de vos idées. La première des charités commence à la maison. »
J'avais préparé un savant article tout bourré de fort beaux textes sur la charité en famille.
Sidoine, mon impitoyable censeur, lui préfère le « Sermon après tarte », de la vieille tante Eléonore.
Amen.
Jean RODHAIN.