Les portes étant fermées
Jean RODHAIN, « Les portes étant fermées », Messages du Secours Catholique, n° 151, avril 1965, p. 1.[1]
Les portes étant fermées
Jean l’Évangéliste, ce reporter fameux, n'avait pas de « Leica », mais son œil, mieux que le meilleur objectif, savait exactement fixer le détail essentiel.
Jean, ce reporter providentiel, a la chance d'être sur place au soir de Pâques, pour interviewer le Christ dès sa sortie du tombeau. Et que note-t-il en cette soirée ? Le visage céleste du Ressuscité ? Son ton de voix ? Non pas : son entrée dans la salle « les portes étant fermées »[2].
Cette porte traversée après les mains transpercées.
Vendredi, c’est-à-dire avant-hier, on lui enfonçait impunément des clous à travers ses mains impuissantes, et ce soir, non seulement la main est libre, le clou a disparu, mais la serrure obéit sans même que la main l'atteigne.
Vendredi, on immobilisait définitivement sa marche avec ces pointes de fer fichées dans la croix, et, ce soir, non seulement Il marche, mais de ses pieds encore transpercés, Il franchit le seuil cadenassé.
Le fer et le bois sont à leur tour traversés.
Hier, le clou triomphait, ce soir, la clef devient inutile.
Hier, la poutre du gibet se dressait, ce soir, le bois du portail disparaît.
Les portes étant bien fermées - par peur des Juifs, atteste l’Évangile - Jésus paraît. Il entre. Il est présent. Le voici.
Comme ces yeux fermés qui voient au dedans, comme ces cheminements silencieux où l'on écoute les paroles que l'autre ne prononce pas, comme ces solitudes de l'insomnie où l’on n’ose pas affirmer qu'il n'y a personne dans le noir ; ainsi bien avant l'invention du radar, quelques gens admettaient que certains esprits dépassaient les trois pauvres dimensions apparentes d'une brique, voire de mille briques bien assemblées.
Aujourd'hui, l'enfant de cinq ans assis devant sa « télé » trouve normal des présences hier incroyables. Il sait, il voit qu'une onde, qu'une certaine longueur d'onde traverse les distances et transperce les briques de la cloison pour reconstituer une image humaine dans cette lucarne blanche posée sur le buffet de la salle à manger, les portes de celle-ci étant cependant bien fermées.
Dès l'instant que, comme une main sortant du toit, une antenne bien réglée cueille et recueille les ondes, le ministre déclame et la vedette apparaît à l'intérieur même de l'appartement le plus fermé. Ceci, je le sais.
Dès l'instant que, comme une antenne bien orientée, mes mains se joignent en secret, je sais que ce n’est plus seulement une image fugitive mais une certaine Présence qui risque de pénétrer, les portes étant fermées.
Le règlement de la prison est plus épais encore que les pierres de la cellule. Mais je crois, Seigneur, que Vous pouvez y pénétrer à votre manière.
La solitude du paralytique est aussi rigoureuse que celle de l'exilé. Mais quelles que soient les distances, je crois, Seigneur, que Vous pouvez les rejoindre l'un et l'autre à votre façon.
Le froid de ce cœur enfermé, comme le huis-clos de cette âme toute nouée dans son secret, sont l'un et l'autre impénétrables. Mais Vous, Seigneur, Vous pouvez, je le sais, les pénétrer l'un comme l'autre, les portes étant fermées.
Oui, je le sais, il ne s'agit plus d'un colis à porter, ni d'une démarche à faire, ni d'une institution à entreprendre. Il ne s'agit plus, ce soir, d'une bienfaisance à ma portée, ni d'un geste à ma mesure. Ici, toute charité est courte, toute main inerte, toute parole glacée avant le premier mot prononcé. Il y a un mur. Il y a entre les hommes des murs impénétrables. C'est pourquoi quand les cloches sonneront à l'aube du jour de Pâques, je demanderai à Jean l’Évangéliste de m'expliquer pourquoi - mais pourquoi donc - il avait, pour nous tous, attaché tant d'importance à ce détail à l'entrée : « Les portes étant fermées. »
Jean RODHAIN.