Plus tard tu comprendras
Jean RODHAIN, « "Plus tard tu comprendras" », Messages du Secours Catholique, n° 154, juillet-août 1965, p. 3.[1]
Plus tard tu comprendras
Quand un officiant jette trois gouttes d'eau bénite sur les fidèles, cette aspersion n'asperge personne : c'est un geste symbolique, sans plus.
Quand le Christ lave les pieds de ses Apôtres, l'Évangile précise qu'Il effectue, au contraire, un véritable travail : « Il se leva de table, et quitta ses habits, et prenant un linge Il s'en ceignit. Ensuite Il remplit un bassin avec de l'eau se mit en devoir de laver les pieds de ses disciples et de les essuyer avec le linge dont il était ceint » (Jn 13, 1‑15).
Et une fois le travail terminé, le Seigneur reprend ses habits et se remet à table. Tout est précisé : les préparatifs et l'exécution.
Il ne s'agit donc pas d'un geste à déclenchement miraculeux comme la main posée sur l'aveugle (Mt 20, 34), ou d'un don précieux comme le parfum répandu par Madeleine : ici c'est un service matériel accompli dans tous ses détails par le Seigneur agenouillé devant les siens, avec l'eau et le linge pour essuyer les pieds; c'est justement ce qui fait s'indigner Pierre et attire sur lui la réplique : « Plus tard, tu comprendras ».
« Plus tard », nous y sommes. Alors je cherche à comprendre, et je regarde, et je commence par «minuter» ce fait.
Au chronométrage je note que l'action du lavement des pieds se situe à l'intérieur même d'une autre action. L'institution de l'Eucharistie, elle‑même liée à la Passion, cette Passion du Christ qui commence à la Cène pour se terminer à la Croix, ce déroulement continu du Cénacle au Calvaire, du jeudi soir au vendredi 3 heures.
On me dira que cette Cène du Jeudi‑Saint avec l'Institution de l'Eucharistie, suivie du grand discours testamentaire sur l'unité, avait eu comme prologue le lavement des pieds. Mais saint Jean ne présente pas du tout ce lavement des pieds comme un prologue. Et Jean précise (13,1‑4) que tout le monde était déjà attablé, que le repas était déjà commencé lorsque le Seigneur se lève de table, quitte ses habits et procède au lavement des pieds. Il ne s'agit donc pas d'un préambule dans une antichambre avant le repas : c'est au cours du repas eucharistique lui‑même que ce fait s'insère. Le minutage précis de saint Jean ne laisse aucun doute. C'est tellement vrai qu'après avoir consacré onze versets à décrire ce fait, saint Jean reprend : « Lors donc, qu'Il leur eût lavé les pieds, et qu'Il eût repris ses habits et se fût remis à table, Il leur dit... » (13,12).
Voici pour la situation du fait dans l'horaire. Regardons maintenant le sens de ce geste. J'entends les explicateurs minimisants, cette race de petits myopes obstinés à ne regarder que par les plus petits trous des serrures, s'avancer avec leurs explications goguenardes : ces gens, expliquent‑ils, ont fait depuis Betphagé plus de trois kilomètres dans un chemin poussiéreux. Ces gens n'ont pas de chaussures. En Orient, il est traditionnel de ne passer à table qu'après une ablution rafraîchissante. Il n'y a donc rien que de plus normal, que de plus banal dans ce geste traditionnel. Souvent, au soir des longues courses en Galilée, les Apôtres ont dû, en effet, avant leur repas, accomplir ce rite banal. Tellement banal que jamais, dans les trois ans de vie publique, les Évangiles ne l'ont mentionné.
Mais ce qui n'est pas banal, c'est justement que ce soir même, le repas commencé est interrompu et que le Christ lui-même procède à ce rite avec une solennité que note l'Évangéliste. Et ceci est tellement nouveau, tellement inattendu que Pierre s'indigne, ne comprend pas. « Tu comprendras plus tard ».
Dois‑je comprendre que le Christ en rendant ce service veut prêcher aux Apôtres la loi de l'amour fraternel ?
Mais l'Institution de l'Eucharistie qui va avoir lieu au milieu du repas, et le très long discours après ce repas ne sont-ils pas des arguments suffisants ? Saint Jean consacre trois chapitres et cent seize versets pour résumer cette exhortation à la charité. Tout est dit surabondamment en ce discours après la Cène. Alors pourquoi, pendant la Cène, ce Christ à genoux aux pieds de ses disciples ?
Cette cérémonie ici est inexplicable pour Pierre : « Tu comprendras plus tard ». Elle est inexplicable pour le logicien qui calcule et estime que le discours du Jeudi‑Saint suffit amplement.
Il nous faut chercher une autre explication.
En Orient, une famille confortable appelle ses serviteurs pour les ablutions. Les domestiques s'avancent, avant le repas, avec la cruche d'eau et le linge. Ici pas de domestiques. Chacun met à nu ses jambes poussiéreuses et meurtries... Nous sommes chez des pauvres, en effet. Et devant ce pauvre spectacle, Celui dont les mains, dans un instant, pour la première fois dans l'Histoire du monde, vont bénir, rompre et partager le pain adorable : « Ceci est mon corps », Celui‑là veut que ses mêmes mains baignent, lavent, essuient les membres fatigués de ses Apôtres trop pauvres pour avoir des serviteurs à leur service.
Celui‑là qui est né pauvre dans une étable se met à genoux devant ses pauvres Apôtres.
Celui‑là qui, demain vendredi, va mourir pauvre, dépouillé de tout vêtement, s'agenouille devant ses pauvres Apôtres déchaussés.
Ceci est inexplicable, dites‑vous? Ceci devient explicable si un pauvre voyageur, fatigué, sans argent, devient, en raison de sa pauvreté, une image où le Seigneur pauvre se reconnaît. Ceci devient explicable si la situation de pauvreté crée un lien mystérieux avec le Christ lui‑même.
Il est inexplicable le Christ épuisé sous le poids de la Croix : pauvre corps ! Il est inexplicable le Christ dénudé sur la Croix : pauvre moribond! Il est inexplicable le Christ assoiffé à la troisième heure : pauvre agonisant! Il est inexplicable le Christ abandonné par les siens : pauvre homme ! Pauvre en tous les sens, pauvre sous tous les aspects. Si pauvre que lorsqu'Il découvre des pauvres fatigués du chemin, Il se met à genoux, Il les sert, Il se sent chez lui, Il se retrouve en eux. C'est un mystère ? Oui. « Cela tu le comprendras plus tard ».
La pauvreté est liée à l'Eucharistie. Les mains du Pain consacré sont les mains du lavement des pieds. Le pauvre et le Christ sont mystérieusement reliés. Tellement reliés que, n'ayant plus le Seigneur parmi nous, nous devions à genoux laver les plaies, essuyer les pieds, servir, en un mot, ce pauvre, car le Seigneur est là : « Tu comprendras plus tard ».
« Tu comprendras plus tard ».
Certains finissent par comprendre.
Je m'explique : un homme court éteindre un incendie. Mais pourquoi court‑il si vite?
‑ Ou bien il accourt parce qu'il est pompier : il y va par profession.
‑ Ou bien parce qu'il craint la propagation du feu jusqu'à sa propre maison : il y va par intérêt.
‑ Ou bien parce qu'il sait son devoir de citoyen : il y va par justice sociale et sens civique.
‑ Ou bien parce qu'il connaît la famille sinistrée : il y va par amitié.
‑ Ou bien il accourt spontanément, guidé par un instinct non défini où l'on retrouve à la fois plusieurs des motifs précédents.
Enfin il reste une autre hypothèse : c'est le Musée du Louvre qui brûle, et cet homme est, en secret, amoureux de la Joconde : il se précipite par amour pour ce tableau en qui il reconnaît l'image de sa bien‑aimée.
Ainsi pour l'aide au Tiers‑Monde. On distingue parmi les gestes vers les pays de la faim bien des motivations. Tel État, comme un pompier international, déverse jusqu'aux antipodes ses surplus alimentaires. Tel organisme privé, se basant sur des principes de justice sociale extrapolés à l'humanité entière, distribue des collectes, fruits de privations méritoires.
Mais on admettra qu'il puisse aussi se trouver quelques Marie‑Madeleine et quelques Charles de Foucauld qui se donnent sans compter parce que, derrière les visages d'une tribu famélique du Brésil ils ont reconnu, présent, mystérieusement présent, leur Seigneur bien‑aimé.
Il existe des hommes qui croient à cette présence du Christ dans le Pauvre...
Ce sont ceux qui ont compris, plus tard.
[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Toi aussi fais de même, textes présentés par Paul HUOT-PLEUROUX, Paris, SOS, 1980, p. 166-170. OCR effectué sur Toi aussi fais de même. (Note de l'éditeur)