Sidoine dialogue
Jean RODHAIN, « Sidoine dialogue », Messages du Secours Catholique, n° 155, septembre 1965, p. 3.
Sidoine dialogue
Eléonore. - Nous venons de reléguer dans les combles deux statues celle de St Joseph : sa barbe blonde était ridicule, et celle de St Michel car son épée marquait un triomphalisme périmé.
Nous allons supprimer aussi le tronc du premier pilier « pour les pauvres de la paroisse » qui évoquait une bienfaisance démodée. On va s'attaquer ensuite aux institutions charitables de la paroisse...
Sidoine. - …
Eléonore. - Vous ne répondez rien, Sidoine ? Je m'attendais à vous voir rugir comme d’habitude.
Sidoine. - Je ne rugis pas : je me réjouis. Les déménagements de statues, même provoqués parfois par un zèle enfantin, sont le signe d’un peuple chrétien à la recherche d’une piété véritable. Ce sont des indices qui nous obligent tous à réfléchir, à faire notre examen de conscience, à sortir des ornières. C'est excellent.
Eléonore - Oui, mais il ne s’agit pas seulement de statues et de troncs. J'insiste : on va secouer les institutions charitables y compris votre « Secours Catholique », cela ne vous fait pas réagir ?
Sidoine – « On ne secoue que les arbres qui portent des fruits ». C'est un proverbe arabe. Et cela fait grand bien aux pommiers d’être secoués. Les statues s'attristent d'aller moisir dans un grenier, en attendant que les antiquaires les revendent fort cher quand la mode sera revenue. Mais les Institutions Charitables, au contraire, sont avides de voir le public rechercher des adaptations nouvelles. La législation sociale se modifie sans cesse. Les zones de pauvreté se déplacent chaque année. Les modes d’assistance doivent aussi se rajeunir continuellement. La prochaine architecture de la pastorale d’ensemble dessine des charnières nouvelles avec les autres activités du laïcat. Secouez bien le « Secours Catholique » depuis son Siège Social jusqu’à son dernier représentant paroissial : cela ne nous cause nul effroi, au contraire.
Eléonore. - Votre sang-froid m’étonne, cher Sidoine. Je me demande même si vous réalisez exactement la vague de fond qui se prépare à balayer vos formes périmées d’assistance ?
Sidoine. - Je vois plus loin que vous encore. Il ne s’agit pas de balayer seulement les formes, il faut bousculer les idées, et d'abord la conviction de ceux qui, largement pourvus de biens de ce monde, ne voient dans la pauvreté qu'un effet nécessaire des lois économiques et abandonnent à la charité tout le soin de soulager les malheureux, comme si la charité devait couvrir ces violations de la justice qu'autrefois la législation humaine tolérait, parfois même sanctionnait.
Eléonore. - Que voilà donc une déclaration révolutionnaire. Me permettez-vous de la citer et de la reproduire sous votre nom ?
Sidoine. – Notez. Notez et reproduisez, mais mettez le nom exact. Cette phrase est de Pie XII. Elle se trouve dans « Quadragesimo Anno ». Cette Encyclique prévoit déjà la socialisation qui se réalise dans le monde actuel, elle prépare les chrétiens à étudier ces perspectives à la lumière de la justice sociale. Cette phrase dont vous admirez l’actualité, Eléonore, elle date de 40 ans.
Eléonore. - Déjà ?
Sidoine. - Je puis vous citer bien d’autres textes qui vous paraîtront d'une charité révolutionnaire : ils datent de 150 ans[1]. Tous les 50 ans, les catholiques découvrent que leur charité est démodée et proclament qu’il s’agit de rajeunir les institutions charitables. C’est un spasme périodique dont vous me fournissez un spécimen actuel : vous n'avez rien inventé, ma chère amie. Seulement ces souffles bi-séculaires sont signes de bonne santé. Il n’y a que les cadavres qui ne bougent plus. Voilà pourquoi, si j'applaudis modérément vos trop faciles déménagements de statues, par contre j'applaudis des deux mains devant vos désirs de charité rénovée.
Eléonore. - Alors nous sommes d'accord, tout cela va changer.
Sidoine. - Oui, tout, tout sauf un détail : l'aveugle reste un pauvre aveugle. Le mari trompé reste avec son cœur brisé et ses trois gosses orphelins. L’agonisant reste un agonisant. Changez toutes les formes d'assistance. Mais, de grâce, songez aussi que pendant ce temps-là le pauvre monde continue à souffrir, à subir et à mourir. Exactement comme au XIII° siècle. Avec en plus Dachau et Hiroshima. Cela dit, Eléonore, je suis ravi de vous avoir entendue.
[1] Voir thèse à paraître aux Editions Ouvrières sous le titre : « Une image de la famille et de la société sous la restauration 1815-1830 » par Raymond Daniel.