Jean RODHAIN, « Le carnet de Sidoine : slogans à revendre », Messages du Secours Catholique, n° 157, novembre 1965, p. 2.

Slogans à revendre

Eléonore dort mal depuis qu'elle a vu sur sa télévision les enfants affamés de l'Afrique Centrale. Au milieu de son potage, des scrupules retiennent Eléonore de l’achever parce qu'elle n'a plus la conscience tranquille. Eléonore calcule les responsabilités des colonisateurs du XIX^e siècle, des négriers du XVI^e et des Croisés du XII^e siècle. Elle craint d'avoir eu peut-être un ancêtre associé à ces coupables entreprises. Eléonore, saisie d'une « prise de conscience mondiale » est de plus en plus paralysée par ses responsabilités héréditaires et personnelles.

Dormez en paix, Eléonore, et ne vous croyez point placée au gouvernail de ce vaste monde. Et mangez avec appétit, Eléonore, car une mère de famille énervée n'est d'aucun remède pour la Tiers Monde.

La fille d’Eléonore n’a pas l’agitation de sa digne mère. Son jeune appétit n'est pas entamé de scrupules. D'un regard impitoyable, elle saisit les maux de la terre entière et en décèle instantanément les causes. Elle les proclame sans aucun complexe. Rentrant d'un Pèlerinage éclair en Palestine, elle vient de publier un reportage accablant pour les chrétiens coupables d'avoir défiguré les Lieux Saints. Et de faire aussitôt le procès de cette Église qui n'a même pas réussi à conserver le Golgotha intact. Et cent mille lecteurs fidèles d'applaudir le courage de cet article vengeur.

Or, si le rocher du Calvaire est aujourd'hui anéanti, la faute en est aux Romains de l'Empereur Adrien, puis aux envahisseurs perses du VI° siècle, puis au Sultan Hokim du XI^e siècle. Et non point aux chrétiens qui se firent massacrer sans relâche pour préserver justement ce Golgotha et ce primitif Saint-Sépulcre.

La rage d'Eléonore (la fille) à trouver des cibles faciles ne lui laisse pas le temps de pénétrer dans une bibliothèque, ni de consulter les archives de l'Histoire.

Le fils d'Eléonore est d'une autre classe que sa sœur journaliste. Sa thèse sur Engels couronnée par l'Université de Miami fait autorité. Les articles qu'il publie dans le plus grave des hebdomadaires sont lus avec attention dans les milieux syndicaux et patronaux. Ses exposés sur l'implacable évolution de l'économie et les futures structures de la gestion des entreprises, sont aussi rigoureux que séduisants. Enfin, cet économiste très laïc se complaît à citer avec éloge les Encycliques récentes. Mais il n'y découpe tendancieusement que les phrases qui lui conviennent. Pour un peu, Il se présenterait comme le « Théologien de la distribution ».

Il oublie seulement la théologie de la production. Abondant sur les droits au partage, il est muet sur le risque, sur la responsabilité, sur la charge du chef et du patron.

Il présente les formules hardies et généreuses pour la répartition des bénéfices, mais il n'a pas un mot sur la source de ces bénéfices. Ni sur le chef d'entreprise qui est finalement la clef de voûte de l’entreprise d'hier comme de celle de demain.

Mon oncle, le jardinier, qui n'a aucune culture comme chacun sait, a voulu m'emprunter la dernière brochure de ce théologien laïc. Il me l’a rendue avec une brève annotation : « Ce monsieur discute savamment de la distribution des pommes. Il oublie d'expliquer comment on plante un pommier. »

Eléonore et ses enfants sont des voisins charmants, et d’une gentillesse inlassable pour tous les chats perdus du quartier, mais ce trio est caractérisé par ses raisonnements confectionnés en série.

Certaines marques de voiture sont connues pour leur facilité à déraper dans les virages. Ainsi certaines familles ont une tendance congénitale à déraper dans les raisonnements. Est-ce héréditaire comme la myopie ou les taches de rousseur ? Je ne sais.

Ou bien les slogans télévisés, les titres à l’emporte-pièce des quotidiens, et l’abus des formules historiques auraient-ils aujourd’hui peu à peu intoxiqué quelques cerveaux impressionnables ?

Heureusement, dans l'immense majorité des familles de mon quartier, je retrouve le bon sens équilibré de nos familles paysannes d'autrefois. Largement ouvertes à tous les progrès, à toutes les idées nouvelles, elles ne se laissent pas obséder par une idée en raison de sa seule nouveauté.

Toujours est-il qu'après chacune de ces éblouissantes soirées passées chez Eléonore (cette famille charmante est, je l'ai dit, très accueillante), j'éprouve le besoin de relire… seul au coin du feu, tantôt les Actes des Apôtres, tantôt une fable de notre toujours actuel La Fontaine.

Sidoine