Veille d'Ascension
Jean RODHAIN, « Veille d'Ascension », La France catholique, 28 mai 1965.[1]
Mgr Jean RODHAIN :
Veille d’Ascension
Quel est l'homme vaincu qui, revenant enfin victorieux, ne s'empresse d'affirmer cette victoire ?
Or, voici ce Vaincu du Vendredi saint qui revient avec une victoire irrésistible. Devant Lui, la pierre du tombeau se renverse et les gardes basculent de frayeur. Il entre partout… « les portes fermées ». Comment donc ce Christ au lendemain de Pâques, va-t-il affirmer sa victoire ?
Certes, on n'imagine pas le Seigneur Jésus prenant une revanche sur le plébiscite de Barrabas, pourchassant les collaborateurs de Pilate et de Caïphe ou procédant à une épuration des tribunaux qui l'avaient condamné. Ce genre de justice, par trop humaine, ne serait pas digne de Celui qui a proclamé les Béatitudes.
Mais pourquoi pas une manifestation éclatante de sa Divinité ? On l'a, toute une nuit, bafoué dans ce corps de garde du palais de Pilote. Sur la croix, l'inscription « Roi des Juifs » a été une telle dérision pour cette Divinité. Les quatorze stations de la Voie Douloureuse ont été un tel désarroi pour des milliers d'âmes de bonne foi...
Puisqu'il est définitivement Roi des Cieux, pourquoi ce Vainqueur de la mort n'accepterait pas de réconforter des milliers d'âmes ? Par exemple : un cortège du Jardin des Oliviers au Temple. Il serait cent fois plus triomphal qu'au matin des Rameaux.
Tout le Sanhédrin l'a condamné pour avoir annoncé qu'il rebâtirait le Temple en trois jours : voici le délai arrivé, c'est le moment de prouver qu'Il parlait de sa propre résurrection.
Il suffirait, à la rigueur, devant Pilate, d'une seule apparition de Celui dont le centurion romain a légalement contrôlé le décès.
Qu'il paraisse donc, lumineusement, avec les mains et les pieds percés et le côté encore ouvert, comme devant saint Thomas ! Tout Jérusalem se prosternerait devant cette preuve aveuglante. Le nombre des disciples serait centuplé en un instant et l'autorité des Apôtres n'aurait pas besoin de tâtonner pendant des années. Quel bien réalisé ! Quel apostolat accompli ! Quelle influence, dans tous les milieux de vie, par une conférence de presse tenue par cet homme dont la ville entière avait vu l'agonie et la mort misérable !
Et cependant, cet éclat triomphal, en cinquante jours de présence entre Pâques et l'Ascension, le Christ n'en a pas voulu.
Ce n'était pas dans sa manière, je le sais, et Il s'est toujours dérobé aux triomphes faciles. Mais là où Il ne s'est jamais dérobé c'est lorsqu'il s'agissait de proclamer la vérité. Même lorsqu'Il risquait la mort, Il n'a pas voulu se taire... Alors, maintenant, pourquoi se tairait-Il ?
Saint Matthieu explique que : Grands-Prêtres et Sanhédrin, après avoir délibéré, ont payé les gardes pour témoigner qu'il y avait non pas résurrection mais enlèvement du corps. Et l'Évangile précise que l'opinion des Juifs accorda crédit à cette erreur. Alors. pourquoi, par un discours éclatant comme un tonnerre, devant tout Jérusalem rassemblé, ne pas rétablir la vérité ?
Enfant, Il étonnait les Docteurs au Temple. Ces Docteurs l'ont condamné à mort. Revenu victorieux de la mort, c'est l'occasion ou jamais, mieux que Moïse revenant du Sinaï, de foudroyer ces mêmes Docteurs avec la lumière de sa vérité triomphante.
Pilate a demandé : « Qu’est-ce que la vérité ? » Si Celui qui a dit : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie », s'avançait maintenant, irrésistible au lendemain de Pâques, s'Il montait jusqu'au Temple ; si devant Anne et Caïphe, devant le Sanhédrin et les Anciens, Il prenait une seule fois la Parole ? Une seule phrase de Lui pourrait, sinon les confondre, tout ou moins les éclairer tous à jamais.
Tous, car je pense aux autres qui cherchaient la vérité de toute leur âme et que l'écroulement du Vendredi saint a fait retomber dans la nuit : les Zacchée, les Véronique, les Veuve de Naïm, les Simon dé Cyrène, les Petits, les obscurs qui n'ont vu que ce gibet et ce voile du Temple déchiré, qui n'ont entendu que ce cri d'agonie et qui sont restés avec leur désarroi...
Car je pense aussi à nous autres. Oui, nous, qui, vingt siècles après, vivant dans une foule aussi endormie que celle du Samedi saint, tâtonnant dans la vie comme les disciples désemparés après la pierre refermée ; nous qui cherchons, avidement, dans les maigres pages d'après, Pâques, comment le Seigneur a proclamé sa vérité enfin triomphante.
Or, rien. Rien qu'un mot à Madeleine, une confidence dans une auberge d'Emmaüs, quelques paroles murmurées dans une chambre « les portes étant fermées ». Une courte présence au bord du lac, et c'est tout : voici l'Ascension, avec la disparition dans les nuées...
Tandis que nous aurions été « tous » si réconfortés par une vérité enfin proclamée avec un fracas retentissant jusqu'aux siècles à venir, une vérité proclamée pour nous, pour chacun de nous..
Je me demande, finalement, si cette déroutante discrétion n'est pas la meilleure « preuve » de la Résurrection.
Des partisans inconsolables ou des comploteurs de métier auraient monté un enlèvement et ensuite organisé des réunions spectaculaires.
Cette totale absence de triomphalisme humain, ces cheminements discrets et secrets, comme ils sont bien dans votre manière, Seigneur, d’être présent parmi nous...
Que les historiens recherchent à quelles époques l'Église a su s'inspirer de cette « pauvre » discrétion des lendemains de Pâques ?
Que les théologiens découvrent si vos pas, ne nous ont pas déjà précédés parmi ces peuples, dits païens, où nous Vous supposions absent parce que Vous n'y parliez point avec éclat ?
Quant à nous, étonnés que nous sommes de cette absence de triomphe après l'éclat de Pâques, apprenez-nous, Seigneur, à deviner : que vraiment, « Vos méthodes » ne sont pas les nôtres...
Jérusalem, mai 1965.
[1] Réédité dans Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, p. 55-58 sous le titre « Une déroutante discrétion ».