Emmaüs
Jean RODHAIN, « Emmaüs », Messages du Secours Catholique, n° 167, octobre 1966, p. 1.
Emmaüs
Surgies des blés, les flèches de Chartres parlent clair au plus sourd des sourds. Sur la route de Beauce, le chemineau illettré dans sa poussière, ou le prince du pétrole dans sa Rolls, sont saisis également par cette prière fusant en flèche dans le ciel. Il n'y a pas besoin d'explication. Cette cathédrale crie sa foi en Dieu.
Voici un garage de béton. A moins que cela soit un Uniprix. Non, dans un magasin, il y aurait des objets avec des étiquettes bien lisibles. Dans ce bâtiment anonyme et vide, un type en pull-over me tend une brochure explicative. Après la quatrième page, je réalise qu'il s'agit d'une église dont le vicaire m'a fourni l'explication. On explique l'insertion dans le réel. On explique l'intégration dans la vie du quartier. On explique le vitrail abstrait dépassant le triomphalisme des cathédrales. On explique tant, que si j'étais un ange du ciel, je f..... le camp pour aller dans la forêt, sans explications.
C'est le vingtième cas de la soirée qui se présente dans ce bureau minuscule. Le précédent sortait de prison. Celui-ci mérite d'y entrer. Elle trouve le temps de tout écouter. Elle trouve le mot juste et ferme pour redresser celui qui va tomber. Elle téléphone vingt fois pour dépanner ces loques humaines. Car c'est ici un défilé incessant de volontés malades, et il n'y a pas de cliniques, ni de Sécurité, ni d'allocation pour cette maladie universelle qui s'appelle le Péché, ou la Faute, ou la Culpabilité. Celle qui reçoit ces loques ne va plus au cinéma depuis vingt ans. Elle n'a pas de diplômes. Mais si elle n'existait pas il faudrait l'inventer.
Cela crève les yeux : dans son bureau minuscule, ce petit bout de femme, c'est la charité.
A deux pas de son bureau et de son défilé, Don Pedro explique que le temps de la Charité est périmé. Il explique qu'il faut fermer les institutions d'Église. Il explique le sens de l'histoire. Il ne voit pas qu’on ne trouve plus d'infirmières pour soigner : non, il est plongé dans les explications. Il explique qu'il n'y a plus de culpabilité, mais des complexes et des hérédités. Il explique bien, d'ailleurs. Son diagnostic est lumineux. Ses brochures se vendent bien. Il explique les mystères de l'homme et de l'humain. Sauf évidemment le mystère du sang de Jésus-Christ sur mon péché. Il explique sans arrêt dans son bureau vide. Parce qu'il est tout seul. Le besoin d'explication, c'est la preuve de l'absence.
Alors leurs yeux s'ouvrirent, et ils Le reconnurent.
C'était à Emmaüs, dans l'auberge, à l'instant du pain partagé, alors que le soir tombait. « Reste avec Nous, Seigneur, car il se fait tard » (Luc XXIV 13-35)…
Car il se fait tard. Il n'y a plus Emmaüs avec ses terrasses blanches, mais ma banlieue grise et verticale.
Il n'y a plus, à trente stades de Jérusalem, l'auberge avec son puits à la chaîne rouillée, mais ce buffet de gare avec son comptoir tout nickelé.
Il n'y a plus, avant Emmaüs, cet étroit chemin où nos cœurs étaient si brûlants entre la vigne et les oliviers, mais la route encombrée avec son passage clouté.
Il se fait tard : les hommes ont tellement inventé, tellement expliqué, tellement encombré ma ville et ma journée.
Il y a partout du béton et des explications. On ne me sert plus de pain sans les explications de la radio. On ne me présente plus l'autel sans les explications du micro.
Il se fait tard et tous ces gens, Seigneur, sont aussi vos disciples véritables. Vos mains d'Emmaüs étaient transpercées aussi pour vos disciples du métro et ceux de l'atome découvert. Ces gens d'aujourd'hui ont les mêmes cœurs que ceux de Galilée. Ils ont avec ce monde de maintenant un fardeau plus lourd à porter. Et ils ont peut-être plus faim encore de votre Présence.
Seigneur, donnez-leur un peu de silence pour qu'ils Vous entendent, et qu'ils s'arrêtent avec Vous sur ce fameux chemin. C'est l'heure du pain consacré. Seigneur, reste avec nous, car il se fait tard ....
Mgr. Jean RODHAIN